Tribune 2

Nouveau site : http://www.educationetdevenir.fr/  

 

Débat sur l'école

Objectifs, pilotage et croisement des savoirs

Claude Pair

Avec Claude Pair nous ouvrons une deuxième page de cette tribune qui a vu se confronter Jean-Pierre Obin et Jean-Pierre Rosenczveig sur Voile islamique : légiférer ou pas. Son point de vue s'inscrit dans le grand débat national sur l'avenir de l'école.

Claude Pair, lors de la remise de l'ordre national du mérite à Alain Bouvier.Claude Pair, enseignant de mathématiques, devient professeur d’informatique et membre d’un groupe d’études de l’Université de Nancy « Informatique et Formation » (où il côtoie Maryse Quéré, future rectrice de Caen). Directeur des lycées sous le ministre Alain Savary (1981-1984), il quitte cette fonction avec l'arrivée de Jean-Pierre Chevènement (M. Vergnaud, fondateur d’E&D, suivit le même chemin). Chargé de mission au cabinet du secrétaire d'Etat à l'enseignement technique Robert Chapuis (1988-1989), donc lors de l'écriture de la loi d’orientation de 1989, il deviendra ensuite Recteur de Lille jusqu’en 1993. Il mènera, dans cette académie, une politique dynamique d’audits des établissements secondaires. Son engagement dans ATD Quart Monde se traduira par un très beau livre : « L’école devant la grande pauvreté, changer le regard sur le quart monde ». Après avoir dirigé un ouvrage en 1993 "Faut-il réorganiser l'éducation nationale ?", il est l’auteur d'un rapport remarqué en 1998 “ Rénovation du service public de l’Éducation nationales : responsabilité et démocratie ”. En 2001, pour le compte du Haut Conseil à l’évaluation de l’école (HCéé), il rédige : “ Forces et faiblesses de l’évaluation du système éducatif en France ”

Médiateur depuis 1999 pour l’académie de Nancy Metz.

Par son parcours et son engagement militant, il est avec un André Legrand, par exemple, un des meilleurs connaisseurs du système éducatif. On ose croire que ce sont ses nombreux engagements – au sens le plus fort du mot engagé – qui ont fait qu’on ne le compte pas comme membre de la commission Thélot. Mais cette tribune qui synthétise et son expérience et ses travaux y apportera une substantielle contribution.

 

La loi d’orientation de 1989 a concrétisé le droit à l’éducation pour tous par des objectifs chiffrés que la « Nation se donne ». Les objectifs intermédiaires – 65 % d’une classe d’âge au niveau bac, moitié moins de sorties sans qualification – ont été atteints. Mais le système s’est bloqué. Les objectifs de la loi ont été noyés dans un océan d’annonces sans lendemain.

Des objectifs du même type que ceux de 1989 doivent être fixés, plus ambitieux encore. Pour les atteindre, cela passe par une méthode : le pilotage concerté. Cela passe par une démarche et un outil : le croisement des savoirs, fondée sur la reconnaissance mutuelle des interlocuteurs. Ainsi reconnaître les parents, même dans la misère, comme porteurs de savoirs est une des clés pour atteindre l’objectif fondamental : aucune sortie du système éducatif sans qualification ou diplôme.*

   
SOMMAIRE  
 
bulletIntroduction : Des objectifs que la nation se fixe
bulletLes objectifs de la loi de 1989 et leur réalisation
bulletPourquoi cette rupture dans la progression ?
bulletQuels objectifs aujourd'hui ?
bulletQuel pilotage pour réaliser ces objectifs ?
bulletLes relations entre l'école et les familles
bulletQuel management pour demain ?
bulletDes exemples d'application
bulletL'organisation du système
bulletConclusion : Réaffirmer le droit pour tous à une formation et une qualification reconnues

 

Des objectifs chiffrés que « la Nation se fixe »
 

Le débat sur l’avenir de l’École doit porter certes sur les missions et les valeurs d’une part, et d’autre part sur les méthodes permettant de motiver, faire travailler, évaluer, orienter tous les élèves dans leur diversité : c’est autour de ces sujets que les différentes parties prenantes (élèves, parents, personnels et autres citoyens) ont été récemment invitées à discuter. La question se pose cependant de la manière de relier le thème global des missions et valeurs, peut-être trop facilement ou faussement consensuel, et les méthodes à employer concrètement dans les établissements et dans les classes : c’est tout le problème du pilotage du système éducatif.

 

« Il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait pas où il va », dit un proverbe souvent cité dans le management moderne à propos de nos sociétés complexes et changeantes. C’est pour cela qu’en 1989, la loi d’orientation a concrétisé « le droit à l’éducation garanti à chacun » par des objectifs chiffrés que « la Nation se fixe ». C’était sans précédent pour une loi sur l’éducation, et pas sans risque puisque la suite a montré que ces objectifs, à atteindre pour la fin du siècle, n’ont pas été réalisés, alors que pourtant ils étaient dans la ligne d’une évolution continue depuis des décennies, encore accélérée au cours des années 80.

 

Faut-il recommencer aujourd’hui, de tels objectifs sont-ils encore pertinents, c’est-à-dire souhaitables et possibles ? Ou bien l’incertitude que nous vivons et l’impuissance de l’État devant des décideurs multiples - chaque famille, chaque citoyen, chaque enseignant, sans oublier les employeurs voire les dirigeants de l’économie mondialisée - rendent-elles illusoire un tel exercice, et alors doit-on se contenter de naviguer à vue au gré des demandes sociales et économiques, ou des objectifs électoraux ? La première hypothèse ne peut être retenue sans d’abord chercher à comprendre les raisons de la stagnation qui s’est produite à partir du milieu des années 90, puis sans voir comment, dans le monde tel qu’il est, il est possible de fédérer les volontés pour atteindre des objectifs : nous revenons au pilotage.

Les objectifs de la loi de 1989 et leur réalisation
 

La loi de 1989 précise deux buts phares dans son article 3 : « La Nation se fixe comme objectif de conduire d’ici dix ans l’ensemble d’une classe d’âge au minimum au niveau du certificat d’aptitude professionnelle ou du brevet d’études professionnelles, et 80 pour cent au niveau du baccalauréat ». La loi se prononce aussi, dans les articles 1 et 8, sur la façon d’atteindre l’objectif : pas de manière autoritaire ou mécanique, mais en permettant que « l’élève élabore son projet d’orientation (…) avec l’aide des parents, des enseignants, des personnels d’orientation et des professionnels  ». Et le rapport annexé fixe des objectifs intermédiaires pour une période de cinq ans : diminuer de moitié le nombre de jeunes sortant sans qualification ; conduire 65 % de la classe d’âge au niveau du baccalauréat ; réduire de moitié le nombre de décisions d’orientation qui ne sont pas acceptées par les élèves et les familles. On peut ajouter que l’article 2 mentionne un autre objectif, sur l’accueil à l’école maternelle, mais que la loi est plus timide sur l’entrée dans l’enseignement supérieur : seul le rapport annexé en parle et il se borne à réaffirmer le droit pour les bacheliers de poursuivre des études supérieures.

 

Cinq ans après, les objectifs intermédiaires étaient atteints ou proches de l’être, et cela se plaçait dans une évolution déjà ancienne. Sans même remonter à une époque où la très grande majorité des jeunes terminait sa scolarité à l’école primaire, le nombre de sorties dites sans qualification, c’est-à-dire avant d’avoir atteint le niveau du CAP ou du BEP retenu par la loi, se montait à environ 220 000 en 1973, 130 000 en 1980, 100 000 en 1989, 82 000 en 1990, 56 000 en 1994[1]. Alors qu’en 1982 seulement 16 % de la population française avait atteint le niveau du baccalauréat, l’accès à ce niveau, qui était de 34 % d’une tranche d’âge en 1980-81 et 51 % en 1989-90, avait dépassé 71 % en 1994-95[2] : on n’était donc pas loin du but.

 

Mais, à partir du milieu des années 90, le système s’est bloqué et, depuis, l’encéphalogramme est plat, voire descendant, pour ces deux indicateurs : depuis 1995, le nombre des sorties sans qualification oscille entre 56 000 et 60 000 par an ; quant à l’accès au niveau du bac, il stagne autour de 69 %. La situation est analogue pour l’obtention du diplôme de bachelier et pour le taux d’accès à l’enseignement supérieur, où entrent presque tous les bacheliers généraux, plus des trois quarts des bacheliers technologiques et un bachelier professionnel sur cinq.

 
Pourquoi cette rupture dans la progression ?
 

Au cours des années 80 s’était produit un consensus, rare dans l'histoire, sur la nécessité d’élever le niveau de formation, entre les employeurs qui demandaient une main-d’œuvre mieux formée pour pouvoir s’adapter à une économie fondée sur la connaissance, les jeunes et leurs familles qui constataient que la formation, après avoir permis une mobilité sociale ascendante, restait la meilleure protection contre le chômage, les enseignants qui poussaient aux études longues, les pouvoirs publics qui exprimaient la conviction que les pays sont d'abord riches de leur ressource humaine et que la formation permet d'assurer la croissance nécessaire à la baisse du chômage. C’est dans ce contexte qu’en 1984 avait été affiché pour la première fois l’objectif de 80 % d’une génération au niveau du bac.

 

La promesse était qu’une meilleure formation conduirait à une compétitivité accrue et donc à davantage d'emplois. Or, l'élévation du niveau de formation a bien permis d'accroître la productivité, mais on a dû constater que, la rudesse de la concurrence aidant, une meilleure productivité conduisait à réduire le nombre d’emplois. Lorsque l’économie se porte bien, beaucoup d'employeurs disent ne pas trouver les jeunes qu'ils souhaiteraient embaucher, bien formés, de bon comportement, pas trop exigeants. Lorsque la croissance faiblit, la mobilité sociale et même l'emploi ne sont pas au rendez-vous : c’est ce qui s’est passé autour de 1993, et qui se renouvelle aujourd’hui. Dans les deux cas, l’exclusion des non qualifiés devient plus irrémédiable. À l'École se crée une catégorie de malheureux, de révoltés, qui n'y trouvent pas de sens mais n’ont pas d’autre solution que d’y demeurer le plus longtemps possible.

 

Une nouvelle convergence, implicite cette fois, s’est alors dessinée pour un recul, entre des employeurs dont le but d'élévation des qualifications semblait atteint, les classes moyennes qui ressentaient la poursuite de l'évolution comme une concurrence, les jeunes les plus fragiles qui rejetaient l'École, les enseignants qui rencontraient des difficultés dans leur travail, les pouvoirs publics affrontés à des coûts croissants. Toutes ces tendances se poursuivent aujourd’hui.

 

Mais les raisons de la stagnation ne sont pas seulement extérieures au système éducatif. Au plus haut niveau, la politique devient peu lisible, à gauche comme à droite : les ministres n’osent plus fixer des objectifs clairs, comme cela avait fait en 1989 ; à partir de 1993, les objectifs de la loi ont été mis en doute, puis noyés dans un océan d’annonces sans lendemain et de mesures ponctuelles, tombant de la rue de Grenelle au gré des déclarations ministérielles ; la référence s’est donc affadie. Au plan administratif, après que la loi ait affirmé l’objectif, rien n’a été fait pour le reprendre dans la durée et en accompagner la réalisation.

 

On peut penser que cela résulte du libéralisme ambiant… Et pourtant il n’en est pas ainsi en Grande-Bretagne, par exemple, où la fixation d’objectifs à atteindre et le suivi attentif de leur réalisation au niveau de chaque établissement scolaire, au niveau des autorités locales, au niveau national, ont indiscutablement donné des résultats[3].

 

La leçon est qu’il faut fixer un petit nombre d’objectifs, et ceux de la loi de 1989 ont le mérite de la clarté, ensuite suivre leur réalisation au cours du temps à tous les niveaux, être attentif aux phénomènes qui pourraient les compromettre[4] et entretenir la volonté de les atteindre et la manière de le faire, notamment dans les moments et les lieux où c’est le plus difficile. Voilà le premier rôle des dirigeants politiques et administratifs, notamment lorsque la société est incertaine sur son avenir et tentée par le recul.

Quels objectifs aujourd’hui ?
 

C’est le rôle de la représentation nationale de fixer les grands objectifs et l’intérêt de la discussion d’une loi est d’y contribuer. La tentation, plusieurs fois exprimée depuis deux ans, est de renoncer à des buts considérés comme inaccessibles : une nouvelle loi pourrait en être l’occasion. Pourtant, les besoins de l’emploi, liés au renouvellement des générations qui se profile, aux manques de personnel qui commencent à se manifester dans un certain nombre de domaines, au comportement des entreprises lors de l’embauche, à la comparaison aux pays de même niveau de développement et à la concurrence internationale ne devraient pas inciter à aller dans cette voie. Le Haut Conseil de l’évaluation de l’école, dans son avis d’octobre 2003, estime qu’en 2010 la proportion nécessaire de bacheliers sera de 70 % d’une génération (contre 61 % aujourd’hui) et celle des diplômés de l’enseignement supérieur de 45 % (contre 38 %). Il est plus difficile d’estimer la demande sociale. Tout laisse cependant penser qu’elle continue à être forte pour la grande majorité des familles, y compris dans les milieux défavorisés : un indicateur est que les tensions sur l’orientation demeurent importantes ; si certains milieux sont favorables à un recul, ce n’est que pour les enfants des autres.

 

Sur le plan social, plus encore que sur le plan économique, on ne peut cependant regrouper, comme le fait le Haut Conseil, toutes les sorties infra-baccalauréat, qui pour lui ne devraient pas excéder 30 %. Le plus préoccupant, ce sont les départs de l’École avant d’avoir atteint le niveau du CAP ou du BEP, car ils compromettent la réalisation des objectifs qui suivent : lorsque 8 % des jeunes sortent sans atteindre ce niveau et autant sans obtenir le diplôme, on ne peut espérer 80 % au niveau du bac ou 70 % de bacheliers ; on remarquera d’ailleurs qu’en 1994, si l’objectif intermédiaire de 65 % au niveau du bac avait été dépassé, il n’en était pas de même pour celui de diminuer de moitié le nombre des sorties sans qualification : cela aurait dû être un signal d’alerte. En outre, ces sorties précoces témoignent de l’échec scolaire lourd, celui que l’on associe volontiers à l’illettrisme, à la violence, à l’exclusion : en tout cas, il compromet la cohésion sociale et empêche l’École française d’être une école pour tous, respectant la Déclaration universelle des droits de l’Homme selon laquelle « toute personne a droit à l’éducation » (article 26) : cette phrase est reprise et explicitée dans la loi de 1989, comme d’ailleurs dans les textes internationaux[5].

 

Il serait donc grave de renoncer à fixer des objectifs du même type qu’en 1989 : pour le premier niveau de qualification (CAP – BEP), pour le baccalauréat, pour le premier diplôme de l’enseignement supérieur qui tend à devenir la licence. L’objectif fondamental est le premier : il n’est pas suffisant, mais il est un passage obligé quantitativement et, qualitativement, il créerait une dynamique de la réussite. Cependant, aujourd’hui, il faudrait sans doute être plus ambitieux qu’en 1989 : il ne suffit pas d’entrer dans l’année de l’examen, c’est l’obtention effective du diplôme qui manifeste le succès et permet d’aller plus loin, immédiatement ou plus tard dans le cadre de la formation tout au long de la vie. En outre, un objectif plus qualitatif sur l’orientation est important, pour affirmer le rôle des personnes dans la conduite de leur vie, ce qui est d’ailleurs essentiel pour la réussite personnelle et scolaire ; encore faudrait-il sortir de l’hypocrisie actuelle qui, dissociant orientation et affectation, laisse la seconde aux décisions administratives : c’est surtout important pour les sections professionnelles, c’est-à-dire justement pour les jeunes dont le risque d’échec lourd est le plus grand.

 
Quel pilotage pour réaliser les objectifs ?
 

Fixer des objectifs, comme nous l’avons vu, n’est pas suffisant. Le plus difficile est leur réalisation, qui fait intervenir différents acteurs. Au premier chef, les élèves dans leur activité d’apprentissage, en interaction avec les personnels des établissements scolaires, notamment ceux qui enseignent dans les classes : cette interaction pédagogique est au cœur du système, sa qualité est une condition fondamentale de la réussite ; le pilotage n’a de sens que par son influence sur elle. Les élèves appartiennent aussi à des familles et d’importants changements dans les relations entre l’École et les familles se sont produits au cours des dernières décennies : nous avons vu que c’est un des éléments qui expliquent la croissance puis la stagnation dans les dernières années. Un autre élément est la communication entre le niveau national où sont fixés les objectifs et le niveau local des classes et des établissements où ils doivent être réalisés : il faut donc interroger le mode de management du système éducatif et le rôle de ses personnels d’encadrement. Relations entre École et familles et management du système éducatif sont les deux aspects fondamentaux du pilotage.

 

G. de Landsheere[6] distingue le pilotage « administratif ou monitoring de conformité », qui fait une place importante au contrôle de l’application de normes, le pilotage « par le rendement scolaire » et le pilotage « formatif, axé sur les individus » : le premier est traditionnel dans l’administration ; le second entre dans un modèle de gestion « technologique » qui peut conduire à confondre les objectifs avec les indicateurs ; le troisième fait référence à un modèle « humaniste ».

 

8 Dans un pilotage administratif, il n’y a pas d’objectifs explicites, mais plutôt des normes de fonctionnement fixées par les cadres du système, avec un contrôle qui vérifie si les actions des agents sont conformes aux normes et conduit à des sanctions dans le cas contraire, sans que les normes soient remises en cause. Tout cela peut se justifier dans un monde immobile, mais compromet l’adaptation à un contexte changeant. Ce mode de pilotage est d’ailleurs de moins en moins accepté et il a tendance à disparaître dans sa forme pure, mais il en demeure des traces ou des apparences, en particulier pour le système éducatif. Pourtant, il s’y applique particulièrement mal, puisque beaucoup de décisions sont prises au quotidien dans la classe. On est alors conduit à un compromis, de type « corporatiste », où seules sont vérifiées des règles bureaucratiques ne portant pas sur les décisions réellement importantes qui, en fait, se trouvent entre les mains des agents du système.

 

8 Dans un pilotage par le rendement, les cadres supérieurs fixent des objectifs et prennent des décisions qui conditionnent une mise en œuvre dont sont chargés les agents. S’il existe une évaluation, elle porte sur des indicateurs de résultats, mais elle néglige le fonctionnement. Les agents ont alors l’impression d’exercer une responsabilité sans réel pouvoir. Ils considèrent qu’ils n’ont pas les moyens d’appliquer les décisions et que l’évaluation est une sanction qui les obligera à transformer leurs pratiques sans qu’ils aient pu faire valoir les difficultés qu’ils rencontrent. Tout cela n’est pas favorable à ce que leurs décisions aillent dans le sens de la réalisation des objectifs.

 

8 Une variante peut faire passer une partie importante du pouvoir aux usagers (pour l’éducation, les familles), qui prennent des décisions conformes à leurs objectifs individuels, par exemple pour le choix des établissements scolaires. On peut parler de pilotage par le marché, le rôle des cadres étant de fixer les règles de la concurrence et de favoriser son exercice, par exemple en publiant les résultats des établissements. Dans cette conception, la concurrence est considérée comme le principal facteur de progrès. Mais, en matière d’éducation, l’objectif global n’est pas nécessairement la conjonction des objectifs individuels. Par exemple, si tous les établissements délivrent le même type de formations, celles qui attirent les élèves, la pertinence globale vis-à-vis du marché de l’emploi ne sera pas bonne. En outre, la concurrence entre établissements peut provoquer une ségrégation des populations et les résultats de recherche[7] montrent que cette situation accroît les écarts, contre l’équité, et ne mène pas à la meilleure qualité globale. De plus, la concurrence conduit à viser des résultats à court terme (par exemple, avoir le plus possible d’enseignants disponibles plutôt que de les envoyer en formation continue), alors que l’éducation demande des investissements à long terme. On peut d’ailleurs faire le même genre d’objection au pilotage corporatiste, mentionné plus haut : là encore, il n’y a aucune raison pour que les décisions locales prises par les personnels conduisent à un optimum global ; par exemple, elles ont toute chance d’inciter à une sélection des élèves.

 

Aucun type de pilotage où le pouvoir appartient à l’un ou l’autre des principaux acteurs – les cadres dirigeants, les usagers (familles), les agents – n’est donc favorable à la réalisation d’objectifs tels que ceux que nous avons envisagés plus haut. Il faut parvenir à un pilotage concerté qui fasse partager un sens, un « pilotage formatif » dans un « modèle humaniste » selon les expressions de G. de Landsheere. Il ne s’agit plus de fixer des normes, comme dans le pilotage administratif, ni seulement de confronter des résultats à des objectifs, comme dans un pilotage par le rendement, mais de rendre cohérents les objectifs et les décisions des uns et des autres en développant un diagnostic partagé et une culture commune. Une première dimension de ce pilotage concerté fait intervenir les familles.

Les relations entre l’École et les familles
 

Les attentes réciproques entre l’École et les familles se sont progressivement intensifiées. La prise de conscience, depuis les années 70, de la forte corrélation entre l’origine socioculturelle et les résultats scolaires rend les familles solidaires de la réussite ou de l’échec de leurs enfants ; elle leur donne une responsabilité, voire une culpabilité. L'École demande alors de plus en plus aux parents d'accompagner son action par l'attention accordée au travail scolaire, l'aide à y apporter, ainsi que par des activités extrascolaires. D’autre part, comme le dit Agnès van Zanten[8] : « Les évolutions du marché de l'emploi et la massification de l'enseignement secondaire ont produit une élévation générale des attentes parentales en matière de scolarisation, conduisant même à une revendication implicite ou explicite d'un droit à la réussite pour leurs enfants dans toutes les catégories sociales ». Pour Jean-Pierre Terrail[9] : « Sous la pression accentuée du chômage, la montée de l'inquiétude scolaire va se poursuivre au fil des années 80, jusqu'à toucher l'ensemble des catégories sociales. On voit en effet son emprise s'accentuer là où elle restait la plus faible dans la décennie précédente : dans les milieux populaires (…). Ainsi tendent à s'effacer les inégalités de la préoccupation scolaire selon l'appartenance sociale ». Les familles répondent donc à la demande de l'École : l'encadrement familial du travail scolaire fait partie des stratégies de réussite qui se mettent en place dans tous les milieux. Ce souci est particulièrement marqué chez les parents, et notamment les mères, des familles favorisées. Les familles plus modestes qui ont un projet scolaire fort se mobilisent également pour aider leurs enfants, mais elles ne disposent pas des mêmes ressources financières et culturelles, de sorte que l'accompagnement de la scolarité est plus fragile, ce qui constitue une source d'inégalité.

 

Pourtant, ces attentes réciproques sont souvent déçues. François Dubet[10] emploie le terme de « malentendu » entre École et familles. Pour Agnès van Zanten : « L'attente parentale s'est déplacée, elle est moins de type culturel que de type instrumental, c'est-à-dire que l'on attend moins de l'école une élévation du niveau de savoir que l'obtention d'un diplôme socialement et économiquement rentable ». Du côté de l’École, on parle volontiers de consumérisme, mais aussi de démission des parents, les plus démunis en particulier. Un enseignant de zone d’éducation prioritaire : « Les parents ne demandent rien à l'école ; ou bien ils nous font totalement confiance, ou bien ils s'en désintéressent complètement, ils démissionnent »[11]. Certes, il n'obtient rien de certains parents, pas même de franchir la porte de l'école ou du collège ; mais a-t-il le droit de généraliser, ou même d’en déduire que les parents « démissionnent » ? Qu’en sait-il ? Toutes les études scientifiques montrent le contraire : pour Manuel de Queiroz, par exemple, « il n'existe pas de familles dont on puisse expliquer les conduites à l'égard de l'école par le désintérêt ou l'indifférence »[12]. On rencontre certes des attitudes consuméristes ou démissionnaires, renforcées par le développement de l’individualisme dans notre société. Mais l’emploi généralisé de ces deux termes montre que le malentendu porte sur la responsabilité : l’accusation de « consumérisme » est une caricature de la demande des familles d’une responsabilité de l’École vis-à-vis d’elles, que refusent beaucoup de personnels ; celle de « démission » traduit, en sens inverse, une revendication de responsabilité des familles vis-à-vis de l’École.

 

Or, en matière éducative, la notion de responsabilité n’est pas simple à cerner ni à mettre en œuvre. La responsabilité d’un acteur implique un objectif à atteindre, la capacité de décider et mener des actions et, si le résultat n’est pas conforme à l’objectif, une correction ou une réparation, éventuellement une sanction. Mais en éducation, les résultats ne sont pas faciles à définir. Surtout, le résultat dépend à la fois de l’école et de l’élève, et même de ses parents. Qui donc est alors responsable ? Sans doute pas l’élève seul, comme cela a pu être le cas dans les conceptions d’autrefois où celui qui échouait était considéré soit comme paresseux soit comme incapable ; mais pas non plus l’enseignant ou l’établissement seul. Une solution qui a longtemps prévalu est l’obligation de moyens : la responsabilité des enseignants et des établissements portait sur l’application des règles, pas sur les résultats obtenus. À l’évidence, les familles demandent aujourd’hui une obligation de résultat, mais elle se heurte au fait que, les élèves n’étant pas les mêmes partout, on ne peut obtenir partout les mêmes résultats. Que retenir ? Être responsable, c’est répondre, donc reconnaître ses partenaires, être pour eux un interlocuteur crédible et, en concertation avec eux, fixer des objectifs ; c’est ensuite apporter des corrections en fonction des résultats obtenus. En ce sens, il est légitime que l’École se sente responsable vis-à-vis des familles. C’est une condition pour que l’action des familles et celle des personnels puissent converger.

 

Revenons alors aux objectifs, et notamment au plus fondamental : supprimer les sorties sans qualification, ou sans diplôme. Les jeunes exclus de cette réussite minimale sont essentiellement issus de familles elles-mêmes socialement exclues. C’est pour ces familles que la mobilisation pour répondre aux demandes de l’École est la plus difficile et que le malentendu est le plus grand avec l’École, nourri par une double souffrance des parents et des enseignants devant l’échec des enfants, sans que ces souffrances communiquent. Des parents : « ils ne savent rien de ce qu'on fait pour tenir, pour que nos enfants soient bien… comme si les gens choisissaient de vivre dans la misère »[13]. Pour le Conseil Économique et Social[14], « les personnels de l'Éducation nationale se disent souvent démunis face au cumul des difficultés vécues dans les familles très pauvres qu'ils connaissent mal ».

 

Apprendre à connaître ce que l’on ignore, voilà un bon programme pour les personnels de l’École. Or, les parents des élèves qui échouent, qui sont souvent aussi les plus pauvres, ne sont pas dénués de savoirs ; ils connaissent des choses que les autres ignorent[15] : c’est frappant lorsque l’on prend le temps de les écouter. En particulier, ils ne manquent pas d’idées sur les causes de l’échec des enfants, non pas théoriques, mais ouvrant sur des voies de progrès[16]. Le savoir des exclus est irremplaçable de deux points de vue : le reconnaître pour leur rendre leur dignité et les sortir de la disqualification sociale ; ne pas se tromper dans la solution des problèmes qu’ils rencontrent. Reconnaître les parents, même dans la misère, comme porteurs de savoirs rejoint donc l’exercice de la responsabilité telle que nous l’avons définie. Mais il ne faut pas faire de populisme : si les parents désignent les difficultés, il appartient aux enseignants de préciser et de mettre en œuvre les solutions.

 

On a donc besoin d’un « croisement des savoirs » : « se reconnaître comme des personnes qui possèdent, chacune à partir de sa vie et de sa perception des choses, un savoir propre que l'autre ignore, et qu'il lui faut apprendre »[17]. Il s’agit d’une démarche analogue à celle de la recherche scientifique : deux personnes en désaccord doivent considérer loyalement leurs expériences comme également valables et vouloir les rapprocher pour les rendre compatibles, il leur faut donc considérer leurs mutuelles capacités d'avoir des expériences et de les représenter, puis développer leur capacité conjuguée d'inventer, en trébuchant souvent, un langage commun permettant de transmettre ces représentations, le langage d'une communication sans parasites, sans « bruit » créé par les sentiments[18].

 

Mais il existe deux obstacles. D’abord une tradition de l’École « qui sait », qui n’a donc rien à apprendre des familles et qui se considère même parfois comme devant « arracher » les élèves à leur milieu. Ensuite, et ce n’est pas indépendant, les manifestations qui demeurent de pilotage administratif, hiérarchique et centralisé ; s’il ne permet pas les impulsions, il empêche les initiatives : tel projet, construit dans une ZEP entre parents et enseignants, refusé car contraire à la règle, tel travail avec des jeunes sur leur orientation professionnelle, se heurtant aux modalités de l’affectation des élèves en lycée professionnel, centralisée au niveau académique… Non pas que tout projet doive être retenu, soit sans danger, aille dans le sens de l’objectif. Ce qui est inacceptable, c’est de se heurter à un mur. On rejoint la question du management du système éducatif.

 
Quel management pour demain ?
 

Le système éducatif présente une forte complexité par sa dispersion géographique et l’emboîtement de divers niveaux : classe, établissement, département, académie, national. L’enjeu du pilotage concerté est de sortir de l’idée traditionnelle qui voit cette chaîne comme une hiérarchie. Il ne s’agit pas de la supprimer, pour faire de la concurrence le seul outil de régulation, mais de concevoir autrement son fonctionnement et donc le rôle des personnels d’encadrement.

 

On dit que nous allons vers une société « cognitive »[19], que l’économie est fondée sur la connaissance, que les organisations doivent être « apprenantes »[20]. S’il en est ainsi, cela doit être vrai au premier chef pour le système éducatif. Le croisement des savoirs doit aussi se faire entre enseignants, ATOS, chefs d'établissement, inspecteurs, entre les chefs d'établissement et leur inspecteur d’académie ou leur recteur, entre tous ceux-là et leur ministre. À chaque maillon de la chaîne, les cadres ont à croiser leurs savoirs, à l’extérieur du système éducatif d’une part, avec l’environnement socio-économique (les familles dont nous avons déjà parlé, les entreprises, les élus, les organismes d’étude et de recherche…), à l’intérieur du système d’autre part, avec le maillon précédent et le maillon suivant. Ce n’est qu’alors qu’ils pourront prendre les décisions qui leur incombent pour favoriser la réalisation des objectifs nationaux en les concrétisant à leur niveau.

 

Ce croisement des savoirs n’est pas seulement une attitude générale, il requiert pour le cadre un certain nombre de techniques. On parle beaucoup de l’évaluation, en bien et en mal[21], la loi de 1989 lui consacrait un chapitre, et on déplore parfois que la « culture de l’évaluation » se développe difficilement dans l’Éducation nationale. L’évaluation est en effet un outil pour la responsabilité : elle rend compte et donc fournit les connaissances sur lesquelles reposera un débat objectif, elle apporte « un élément de rationalité du dialogue »[22], qu’il s’agisse des élèves, des personnels, des établissements, des académies ou du système dans son entier ; elle pose aussi la question des conséquences à tirer pour remédier aux difficultés constatées et « contribuer à l’amélioration du système éducatif », comme le dit le rapport annexé à la loi. Mais l’expérience montre que l’évaluation des personnes et des unités (établissements, académies…) ne suffit pas à provoquer un progrès vers les objectifs[23]. Elle doit pour cela être intégrée dans un processus de régulation qui comprend d’autres composantes pour permettre l’interaction des savoirs (voir figure)[24] :

bullet

l’impulsion donnée par les cadres, visant l’intégration des objectifs par les acteurs directs ; 

bullet

le suivi dont le but est, en sens inverse, la connaissance et la reconnaissance par les cadres des actions menées, des difficultés rencontrées, des solutions adoptées par les acteurs ;

bullet

l’animation qui organise l’échange entre les acteurs sur les actions qu’ils mènent ;

bullet

le conseil que peut donner un cadre comme personne ayant davantage de recul que les acteurs directs ;

bullet

la formation pour améliorer les compétences professionnelles des personnels et leur proposer des outils.

 
 

Ainsi, la décision est préparée par une connaissance de la réalité sur laquelle elle porte et par un dialogue avec ceux qui la mettront en œuvre ; elle donne du sens à leur travail et recherche leur adhésion ; elle respecte l’autonomie qui leur est reconnue ; son application est favorisée par l’organisation d’échanges entre eux, un suivi et un conseil par les cadres, de manière à pouvoir adapter les décisions et, si nécessaire, les objectifs ; les unités et les personnes sont évaluées, ce qui conduit en particulier à mettre en place les formations nécessaires.

 

Faire vivre sérieusement ces orientations demanderait une révolution importante. Mais elle pourrait être progressive et s’appuyer sur des éléments et des expériences qui existent déjà.

Des exemples d’application[25]
 

Pour les relations avec les familles défavorisées, il existe ici ou là des groupes où parents et enseignants apprennent à se connaître et à se reconnaître, non pas pour former les premiers à être de « bons parents », respectueux des normes, mais d’abord pour les écouter puis pour construire avec eux un projet éducatif, dans une co-formation sur la manière de faire mieux réussir les enfants : « On cherchera des moyens pour avancer avec tous les enfants et tous les parents. C'est possible parce que nous connaissons des écoles où réussir ensemble c'est le projet de tous les enfants dans la classe, celui des enseignants et de leurs parents. Les enfants sont heureux d'aller à l'école. Certains ont beaucoup de difficultés, mais tout le monde progresse »[26]. Il est aussi possible pour un établissement scolaire d’organiser périodiquement une enquête auprès des parents et des élèves sur leurs attentes et leurs besoins avec des questions aussi concrètes que, par exemple, l’ouverture des portes à l’arrivée des cars, les rencontres entre parents et enseignants, l’accueil au secrétariat, la qualité et la circulation de l’information, le langage employé, le mode de composition des classes, les emplois du temps des élèves, la préparation, le déroulement et le suivi des conseils de classe, la quantité et la répartition du travail à la maison, le remplacement des enseignants absents, les conditions des stages en entreprise… et, après discussion au conseil d’administration, d’en tirer des conséquences pour le projet d’établissement.

 

Pour favoriser l’interaction pédagogique, il existe des évaluations diagnostiques, dont les plus anciennes se font au début du cycle des approfondissements (entrée au CE2) ou de la classe de sixième. Elles sont conçues de manière claire et fondées sur une analyse des compétences mises en jeu. Pourtant, elles sont discutées et leur influence est relativement faible, parce qu’elles n’entrent pas vraiment dans une régulation pédagogique dont les élèves soient acteurs. L’enjeu est de savoir comment elles peuvent servir de noyau pour influencer sur les autres évaluations, en classe pour qu’elles deviennent mieux analysées et plus formatives, aux examens pour qu’ils soient plus fiables.

 

L’évaluation des personnels consomme beaucoup d’efforts sans résultats très probants. En effet, il s’agit essentiellement de gérer les promotions à l’aide de notes, et dans un système largement automatisé. Aussi les efforts qui lui sont consacrés n’ont-ils pas de réelle efficacité en termes d’impulsion et de progrès, ni pour participer à l’épanouissement de la personne évaluée ou pour favoriser l’évolution de ses fonctions, parce qu’ici encore l’évaluation n’entre pas dans une régulation qui soit un élément d’un pilotage concerté. Il faudrait pour cela une évaluation formative avec une réelle participation de la personne évaluée. Le moment essentiel devrait être un entretien permettant à l’institution d’entendre ses personnels pour bénéficier de leur expérience et à ces derniers de satisfaire le besoin qu’ils ont de s’exprimer, entretien conclu par un document écrit, établi de manière contradictoire, relatant le contenu de l’entretien et se référant à des actions à entreprendre de part et d’autre pour un perfectionnement et une évolution de carrière. Un progrès a été cependant accompli pour les personnels de direction qui reçoivent une lettre de mission pouvant ensuite constituer une base pour leur évaluation : encore faudrait-il relier celle-ci à celle de l’établissement qu’ils dirigent.

 

Or l’évaluation des établissements, si elle s’est imposée depuis près de vingt ans dans l’enseignement supérieur, est un point faible dans l’enseignement scolaire, contrairement à ce qui peut se passer à l’étranger. C’est un des points qui empêchent un véritable pilotage concerté à ce niveau. Pourtant, il existe un exemple, celui de l’académie de Lille qui, entre 1991 et 1995, a effectué des « audits » de ses 520 collèges et lycées, en sept étapes : recueil des informations avec la participation de l’établissement, des inspecteurs y ayant évalué l’enseignement et des services académiques ; exploitation des informations par l’équipe d’audit pour déterminer les points à approfondir ; visite de l’équipe dans l’établissement pour rencontrer les différents acteurs ; rédaction d’un rapport provisoire ; restitution de ce rapport à l’établissement, et d’abord à son chef, avec discussion ; mise au point du rapport définitif ; prise en compte par l’établissement.

 

Encore faudrait-il que les établissements disposent d’une véritable autonomie, même pour les écoles primaires dont le statut et la taille moyenne ne le permettent guère actuellement. Cela demande d’abord un changement des relations avec leur « tutelle ». La question centrale, qui chaque année suscite des psychodrames, est celle de l’attribution des moyens en personnels : aujourd’hui, elle est souvent perçue comme résultant de décisions arbitraires d’une tutelle maléfique. Or, il n’existe pas d’autonomie sans droits : l’établissement doit recevoir une dotation garantie par une norme nationale d’application simple en fonction du nombre d’élèves, qui soit suffisante pour permettre d’assurer les enseignements dans des conditions minimales. Mais, dans le cadre d’un pilotage concerté, une autre partie des moyens doit être discutée en fonction de la situation et des projets de l’établissement : elle sera moins importante que la première, mais permettra l’exercice de l’autonomie. Pour les personnes, si l’établissement ne les recrute pas, il doit pouvoir requérir des compétences spécifiques, au moins pour certains d’entre eux. Un autre aspect de l’autonomie porte sur l’application des règles générales, par exemple sur les horaires, les programmes, la constitution des classes, les séjours des élèves en entreprise, voire le statut des personnels : dans certaines situations, il apparaît que les objectifs nationaux ne peuvent pas être atteints dans le respect de toutes les règles ; ce sont alors les objectifs qui doivent être privilégiés et il faut inventer les réponses appropriées quitte à déroger à la règle ; un établissement doit donc pouvoir faire des propositions en ce sens, qui soient discutées avec lui en appréciant la situation, et, si elles sont acceptées, suivies et évaluées.

 

Pour exercer l’autonomie, il faut aussi améliorer l'organisation et le fonctionnement internes des établissements. Dans certains d’entre eux ont déjà été créés des « départements », lieux de réflexion et de travail collectif ; les coordonnateurs de ces départements peuvent alors former une commission de l’enseignement sous la présidence du chef d’établissement. De telles mesures contribueraient à améliorer le fonctionnement des instances de l’établissement, en particulier du conseil d’administration, qui en général est aujourd’hui gravement déficient : plutôt qu’un lieu d’affrontement et d’ennui, sur le modèle des assemblées parlementaires, il faudrait que ces instances soient un lieu de croisement des savoirs !

 
L’organisation du système
 

Bien des exemples précédents ont déjà été mis en place localement. Une loi pourrait en impulser l’extension, comme celle de 1989 l’a fait pour le projet d’établissement, avec d’ailleurs un succès mitigé faute de suivi. Cet exemple ponctuel montre que la mise en place d’un pilotage concerté demandera un changement profond de l’organisation du système, ainsi que de l’attitude et de la formation des cadres. Il reste du pilotage administratif une logique féodale : chacun marque son territoire, sans autonomie reconnue aux vassaux mais sans véritable contrôle. Il s’agit d’un compromis avec un individualisme croissant dans la société, qui consiste à ne pas trop vérifier que les injonctions sont exécutées, ce qui n’empêche pas de se plaindre qu’elles ne le soient pas. Et tout le monde craint que le compromis soit remis en cause. De cet empilement hiérarchique à bout de souffle, il faut maintenant passer à une chaîne permettant un pilotage concerté par croisement des savoirs à l’intérieur du système comme avec l’extérieur.

 

Le croisement des savoirs est fondé, non sur la domination ou la manipulation, mais sur une reconnaissance mutuelle entre les interlocuteurs. Un premier principe d’organisation est donc celui de la répartition et de la séparation des responsabilités. Finissons en avec la « technique du parapluie » comme avec les pratiques de fausse responsabilité. Pour ne donner que quelques exemples : une inspection effectuée par une personne dont le rapport est signé par une autre, comme c’est le cas dans l’enseignement primaire ; une note mise à un professeur par un chef d’établissement pratiquement contraint à ce qu’elle soit comprise entre 37,4 et 38,2 sur 40 et à ce qu’elle soit supérieure à la précédente ; un conseil d’administration d’établissement qui doit examiner le budget d’un GRETA alors que la grande majorité des actions menées par celui-ci sont réalisées par d’autres établissements. Il faut par conséquent assurer à chaque niveau les moyens d’exercer la responsabilité qui lui est confiée, donc lui donner des marges de décision sur lesquelles le niveau supérieur s’interdit d’empiéter : c’est en ce sens que l’on peut parler d’autonomie et c’est aussi une caractéristique de la démocratie dans une société moderne. Voyons maintenant comment définir les maillons de la chaîne de pilotage.

 

À une extrémité se trouve le niveau politique national, avec le Parlement et le Gouvernement qui fixent les objectifs en fonction des besoins de la Nation, définissent les règles générales de fonctionnement, déterminent le budget et examinent les résultats de l’évaluation du système éducatif : la loi organique relative aux lois de finances devrait renouveler ces fonctions. Le principe de la répartition et de la séparation des responsabilités, comme les observations qui ont pu être faites ces dernières années, militent pour une autonomie du système éducatif par rapport au niveau politique : le temps de l’éducation est beaucoup plus long que le temps politique et l’École a tout à perdre à être instrumentalisée pour des combats politiciens. On devrait donc distinguer clairement, au niveau national, entre les organes politiques et un établissement public administratif pour piloter le système éducatif. On peut s’inspirer de l’exemple de la Suède où le niveau politique national se borne à fixer les objectifs, les règles générales et le curriculum national (une vingtaine de pages pour l’ensemble de la scolarité obligatoire). C’est une Agence nationale de l’éducation (Skolverket), indépendante du ministère et beaucoup plus importante que lui en nombre de personnes, qui est l’organe national de pilotage, avec les tâches suivantes : développer les programmes nationaux des disciplines, exprimés en termes d’objectifs pédagogiques terminaux et non de contenus (une centaine de pages au total pour la scolarité obligatoire) ; fournir aux enseignants des critères et des outils d’évaluation des élèves ; suivre le fonctionnement et l’évolution du système éducatif en collectant l’information nécessaire ; évaluer le système éducatif relativement aux programmes et objectifs nationaux tant au plan national qu’au plan local ; rendre compte des résultats au Parlement, au Gouvernement, aux collectivités locales, aux enseignants et au public.

 

À l’autre extrémité de la chaîne se trouvent les établissements, lieux de rencontre avec les familles et de réalisation des objectifs : leur taille et leur statut doivent leur permettre la définition d’une politique autonome, même dans le premier degré ; nous avons indiqué plus haut un certain nombre de progrès à faire en ce sens. Enfin, entre l’administration nationale et les établissements se situent des maillons administratifs à organiser selon trois autres principes pour assurer un pilotage concerté : proximité, pertinence géographique, articulation des niveaux.

 

8 La proximité est particulièrement nécessaire pour le premier maillon, chargé du pilotage concerté avec un certain nombre d’établissements. Aujourd’hui, les chefs d’établissement souffrent souvent de ne pas avoir un interlocuteur avec lequel ils peuvent évoquer l’ensemble des problèmes de leur établissement et qui soit en capacité de décider. Or, dans le cadre de la régulation dont nous avons parlé, un tel interlocuteur devrait exercer vis-à-vis d’eux impulsion, animation, suivi, conseil. Il devrait être celui qui permet que l’autonomie existe sans compromettre l’unité et l’équité du système éducatif : par exemple, c’est lui qui devrait attribuer, après discussion, la partie des moyens qui dépend de la situation et des projets des établissements, valider les demandes de compétences spécifiques pour certains postes, accorder des dérogations aux règles générales pour tenir compte de situations particulières, prendre connaissance des travaux des conseils d’administration, harmoniser l’offre de formation… Tout cela n’est possible, de manière personnalisée et non bureaucratique, que par un contact fréquent avec les établissements. Actuellement, dans l’enseignement secondaire, le responsable le plus proche d’un établissement est l’inspecteur d’académie ; mais il peut avoir à s’occuper de plus de cent collèges et lycées, voire de plusieurs centaines, ainsi que de plusieurs dizaines de circonscriptions du premier degré : il lui est alors impossible de remplir le rôle attendu. La plupart des départements, au-delà d’une trentaine d’établissements secondaires, devraient donc être partagés en « bassins de formation » confiés à un cadre exerçant le type de fonctions que nous venons de décrire.

 

8 La pertinence géographique vise à permettre le croisement des savoirs avec l’extérieur.  Le découpage des bassins de formation doit donc être en cohérence avec l’organisation des collectivités locales (grandes villes, syndicats de pays…), ainsi qu’avec les bassins d’emploi, tout en préservant si possible une diversité dans la population scolaire : avec la taille relativement restreinte des bassins, cette pertinence devrait permettre que les discussions menées à ce niveau autour de la répartition des moyens d’enseignement et de la carte des formations soient l’occasion de construire des solutions au lieu de conduire à l’affrontement ; comme le bassin ne correspond pas à un territoire administratif préétabli, il faudrait pour cela mettre en place une instance regroupant des représentants de l’éducation nationale, des collectivités et du milieu socio-économique. Le département et la région sont deux autres territoires pertinents pour les relations avec l’extérieur, car ils sont deux niveaux d’organisation des partenaires de l’École. Même s’il n’est pas certain qu’avec la création de bassins de formation, l’échelon départemental conserve une pertinence pour l’organisation interne du système éducatif, ce niveau doit donc être préservé, avec par exemple une équipe des responsables de bassin coordonnée par un directeur départemental. Quant aux régions, qui sont appelées à exercer des compétences croissantes en matière d’économie et d’emploi, et qui arrêtent le schéma prévisionnel des formations professionnelles, elles coïncident avec les académies à trois exceptions près : l’académie doit être l’échelon stratégique pour le système éducatif ; elle gagnerait donc à devenir un établissement public dont le conseil d’administration associerait l’État et la Région : cela manifesterait qu’elle n’est pas qu’une succursale de l’administration nationale, en vertu du principe de la répartition et de la séparation des responsabilités.

 

8 L’articulation des niveaux vise à croiser les savoirs à l’intérieur de l’administration du système éducatif : c’est une contrepartie de la répartition et séparation des responsabilités dont nous avons parlé plus haut, pour assurer une cohésion. L’idée générale est de croiser les responsabilités. Au niveau académique, par exemple, une équipe de direction, constituée autour du recteur, comprendrait en particulier les responsables de tous les bassins de formation. Entre les membres de cette équipe seraient réparties les fonctions de régulation des grands domaines de la stratégie académique, tels que formation professionnelle, orientation des élèves, intégration des handicapés, zones d’éducation prioritaires, gestion des ressources humaines, formation des personnels, mise en place de l’évaluation des établissements… Ainsi, les responsables des bassins, associés à la définition de la stratégie académique, exerceraient à la fois une mission territoriale dans leur bassin et une mission thématique transversale pour l’académie. Une idée analogue pourrait être mise en place au niveau national pour l’équipe des recteurs. Dans les bassins, ce serait fait avec les chefs d’établissement.

 

Le passage d’un pilotage administratif hiérarchique à un pilotage concerté est certes une question d’organisation, mais il repose d’abord sur les cadres qui doivent remplacer l’injonction par la concertation, notamment avec ceux qu’ils ne peuvent plus d’abord considérer comme leurs subordonnés mais comme des porteurs de savoirs. Il s’agit d’abord des responsables politiques nationaux qui doivent accepter de ne plus entrer dans les détails de réalisation. Puis des cadres supérieurs du système : leurs modalités de recrutement et de formation devraient être profondément renouvelées pour déterminer et conforter des attitudes et des compétences bien différentes de celles qui sont aujourd’hui requises… lorsqu’elles le sont.

Réaffirmer le droit pour tous à une formation et une qualification reconnues
 

La loi d’orientation de 1989 a le mérite, après avoir réaffirmé les missions du service public de l’éducation, de préciser des objectifs à atteindre et de fixer pour cela des méthodes et des mesures concernant les élèves, les personnels, les établissements d’enseignement et le système éducatif dans son ensemble.

 

Aujourd’hui, on constate deux blocages, le premier sur la réalisation des objectifs, le second sur la méthode pour les atteindre :

bullet

la stagnation des résultats : l’École, qui avait considérablement progressé, quasiment depuis toujours, en tout cas depuis cinquante ans, n’avance plus depuis une dizaine d’années ;

bullet

la fracture entre la base et le sommet, les enseignants et les dirigeants : elle s’est particulièrement manifestée en 2000 puis en 2003, mais elle est latente depuis un certain temps et elle s’approfondit au fil des années, remettant véritablement en cause le service public.

 

Il n’est donc pas injustifié, quinze ans après, de faire une nouvelle loi. Cependant, il ne s’agit pas de marquer à tout prix un changement de cap, de remplacer une loi de volonté et d’ouverture par une loi vague ou régressive, mais de tirer les conséquences des difficultés rencontrées. Si l’école pour tous est en panne depuis une décennie, il faut résister à la tentation d’en prendre son parti en se débarrassant de ceux dont on dit volontiers qu’ils n’y ont pas leur place et dont souvent la société a déjà exclu la famille : la loi devra donc réaffirmer le droit pour tous à une formation et une qualification reconnues et, au-delà, fixer des objectifs conformes aux besoins de l’économie et de la société pour l’accès au niveau du baccalauréat et de la licence. Il reviendra alors aux responsables intermédiaires de décliner ces objectifs à tous les niveaux (région, département, établissement), d’entretenir la volonté de les atteindre et de constater les résultats obtenus.

 

Mais ce pilotage descendant est loin d’être suffisant : il faudra aux établissements des marges d’action pour la réalisation, ainsi qu’un accompagnement et une évaluation pour éviter les dérives par rapport aux objectifs et surtout pour que les initiatives, les réussites, les obstacles soient connus, discutés, échangés, synthétisés et aient une influence sur les décisions des uns et des autres, à la base, au sommet, aux échelons intermédiaires. Mettre en place ce pilotage « concerté » entre les divers acteurs n’ira pas sans une profonde transformation dans l’organisation du système éducatif et dans le choix et la formation des responsables à tous les niveaux. C’est ce qui manquait dans la loi de 1989 et c’est donc aussi là-dessus qu’une nouvelle loi devra se prononcer.

 
Notes  

 

[1] Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2003, p. 209, depuis 1990 et, pour les années antérieures, L’état de l’école, no 5, 1995, p. 27.

[2] L’état de l’école, no 2, 1992, p. 21, et Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, édition 2003, p. 85.

[3] Administration et Éducation, La réforme de l’éducation en Grande-Bretagne, no 97, 2003.

[4] Par exemple, dès 1992, le taux de passage du collège au lycée d’enseignement général et technologique a commencé à baisser légèrement : voir le rapport préparatoire au débat national, de J.-C. Hardouin, A. Hussenet, G. Septours, N. Bottani, Éléments pour un diagnostic sur l’école, et l’avis no 9 du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, octobre 2003.

[5] Conférences de Jomtien en 1990 et de Dakar en 2000 sur l’éducation pour tous : les déclarations et programmes d’action ont été publiés par l’UNESCO.

[6] Le pilotage des systèmes d’éducation, de Boeck-Wesmael, 1994. Le même auteur a auparavant travaillé sur la notion d’objectif pédagogique : V. et G. de Landsheere, Les objectifs de l’éducation, PUF, 1976.

[7] Voir par exemple M. Duru-Bellat & A. Mingat, « La constitution de classes de niveau par les collèges et les incidences sur les progressions et les carrières des élèves », Revue française de sociologie, 38, 1997, no 4.

[8] Les parents face à l'École, CRDP, Nancy, 1995

[9] Les familles confrontées à l'école, séminaire « Familles et école », DEP-IREDU, 1997.

[10] École, familles : le malentendu, éditions Textuel, 1997

[11] Cahiers de l'Académie de Lille, Toutes les Familles partenaires de l'École, actes du colloque d'Arras, CRDP de Lille, 1992.

[12] « Le désintérêt scolaire des parents », Psychologie scolaire, no 39, 1982.

[13] Cahiers de l'Académie de Lille, op. cit

[14] Évaluation des politiques publiques de lutte contre la grande pauvreté, Journal Officiel (avis et rapports du C. E. S.), 27/7/1995.

[15] « Ceux qui sont aveugles, ce sont les riches. Ils croient voir mais ils ne voient rien. Ce sont nous les pauvres qui voyons. Dans nos quartiers, nous voyons les enfants qui n’ont plus rien à manger, les mères qui n’arrivent plus à payer leur loyer, les jeunes qui dorment dans les caves » (Marie, femme du Quart Monde, Fêtes et Saisons, no 552, février 2001).

[16] C. Pair, L'École devant la grande pauvreté : changer de regard sur le Quart Monde, Hachette, 1998.

[17] Groupe de recherche Quart Monde - Université, Le croisement des savoirs, éditions de l'Atelier et éditions Quart Monde, 1999.

[18] L. Join-Lambert, « L'université face au défi culturel de l'exclusion sociale », Revue Quart Monde, no 170, 1999.

19] Commission européenne, Enseigner et apprendre : vers la société cognitive, 1995

[20] A. Bouvier, L’établissement scolaire apprenant, Hachette, 2001

[21] « Tout se passe comme si un espace idéologique s’était construit autour de l’idée d’évaluation, structuré par deux pôles : un pôle négatif organisé autour des notions de répression, de sélection, de sanction, de contrôle, et un pôle positif organisé autour des notions de progrès, de changement, d’adaptation, de rationalisation » : J.-M. Barbier, L’évaluation en formation, 2e édition, PUF, 1990.

[22] Conférence des présidents d’université, L’évaluation : pour quoi faire ?, 1998.

[23] C. Pair, Forces et faiblesses de l’évaluation du système éducatif en France. Paris : Haut Conseil de l’évaluation de l’école, 2001.

[24] C. Pair (dir.), Faut-il réorganiser l'Éducation nationale ?, Hachette, 1998.

[25] Voir les trois ouvrages de C. Pair déjà cités.

[26] Témoignage de parents du Quart Monde à une session du plan national de formation du ministère de l’éducation nationale, Douai, 1995

 

Un site (ATD Quart Monde)

 

* Chapô et intertitre d'introduction et de conclusion - ainsi que la présentation de Claude Pair sont rédigés par le "ouèbe maître" JFL.

Photo de Claude Pair empruntée au site de l'Académie de Clermont.