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L’apartheid scolaire français | |
Georges Felouzis, Professeur de sociologie à l’université Victor Segalen Bordeaux 2. |
Longtemps la question de la ségrégation ethnique dans les collèges en France est restée ignorée. Non que personne n’ait perçu, de façon plus ou moins diffuse, la montée des tendances ségrégatives de la société française, à l’école comme à la ville ou au travail. Mais la statistique scolaire en France reste encore aujourd’hui aveugle à la question ethnique, car elle est construite sur un principe d’« indifférence aux différences» des origines des individus. La République Française n’intègre en aucun cas des « communautés » ou des « ethnies », mais des individus, « libres et égaux ». En tant que tels, le modèle d’intégration républicain à la française implique que seule l’appartenance à la Nation fonde la citoyenneté. Toutefois, au regard de l’état de la ségrégation (ethnique et sociale) dans les collèges français, cette vision est de moins en moins défendable, sauf à considérer que la statistique scolaire n’a pour seule fonction que de donner à voir de l’institution et de la société l’image qu’elle se fait d’elle-même. Si rien ne permet d’appréhender l’origine migratoire ou « culturelle » des élèves, les problèmes de ségrégation restent « invisibles » et disparaissent comme par enchantement du débat social, et les ghettos ethniques avec elle. Le sociologue attribue pourtant d’autres fonctions à la statistique. Si l’on considère que le but principal de celle-ci est de produire de la connaissance sur le monde social, il apparaît rapidement que le débat le plus pertinent est de savoir comment mesurer cette ségrégation ethnique*, bien plus que de savoir s’il est légitime de le faire. C’est dans cette perspective que nous avons construit avec Françoise Liot et Joëlle Perroton dans L’Apartheid scolaire (Éditions du Seuil, 2005) un indicateur d’origine ethnique des élèves à partir de leur prénom et de leur nationalité. Les données sont constituées par les élèves scolarisés au niveau du collège (entre 11 ans et 15 ans) dans l’ensemble de l’Académie. Cela représente plus de 144 000 élèves scolarisés dans 333 collèges privés et publics. Pour qui s’intéresse aux phénomènes de ségrégation ethnique, ce fichier est largement « incomplet » car il ne permet pas de distinguer les élèves en fonction de leur origine éventuellement migratoire. Seule la nationalité des élèves est disponible, mais les phénomènes de ségrégation se construisent plus en fonction de l’origine ou de la couleur de la peau que sur la nationalité en tant que telle. De ce fait la nationalité ne peut suffire à mesurer le phénomène qui nous intéresse et il a fallu construire un indicateur indirect de l’origine culturelle à partir du prénom et de la nationalité des élèves. Cela a abouti à définir d’une part des autochtones, c’est-à-dire selon le dictionnaire Le Robert des personnes « qui sont issues du sol même où ils habitent, qui sont censés n’y être pas venu par immigration », et d’autre part des allochtones censés être issus d’un parcours migratoire. Sur l’ensemble de l’Académie de Bordeaux, la proportion d’élèves allochtone est très faible. Ils ne représentent en effet que 7,1 % de l’ensemble des collégiens. Cette proportion montre la faible tradition migratoire de la Région Aquitaine, comparativement à d’autres régions françaises, telles que la Provence, Rhône-Alpe ou encore la Région parisienne, dans lesquelles la proportion d’immigrés est bien plus forte. Quoi qu’il en soit, cette faible proportion d’allochtones dans la population scolaire des collèges cache des disparités considérables dans leur répartition. Certains collèges ont plus de la moitié de leurs élèves qui sont allochtones, d’autres n’en ont aucun ou presque. Encore ne s’agit-il que d’une première analyse qui ne fait aucun distinguo en fonction de l’origine des élèves allochtones. Si l’on considère ceux qui sont les plus susceptibles de faire l’objet d’une discrimination et d’une ségrégation, c’est-à-dire les allochtones du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie, la répartition est encore plus inégale, et la ségrégation encore plus forte. Par exemple les 10 % des établissements les plus ségrégués scolarisent 26 % des élèves allochtones et 40 % des allochtones du Maghreb, d’Afrique Noire et de Turquie. La ségrégation est donc bien plus forte pour cette dernière catégorie d’élèves. On peut ajouter à ce premier bilan que la ségrégation ethnique se double d’une ségrégation sociale et scolaire. Les collèges ethniquement les plus ségrégués cumulent les inégalités. La plupart de leurs élèves sont aussi de milieu très défavorisé et le retard scolaire y est bien plus fréquent qu’en moyenne. Au point que si l’on mesure la « spécialisation » des collèges en termes ethniques ou sociaux, on s’aperçoit que les établissements les plus ségrégués scolarisent entre trois et cinq fois plus d’élèves allochtones que la moyenne et entre deux et deux et demi fois plus d’élèves socialement défavorisés. Si l’on se demande en fonction de quel critère se construit la ségrégation, on arrive à la conclusion suivante : le critère principal, c’est-à-dire le plus déterminant dans la mise à l’écart de certains élèves, est le critère ethnique. Viennent ensuite le milieu social et le niveau scolaire. En d’autres termes, le facteur ségrégatif le plus fort est lié à l’origine ethnique des élèves bien plus qu’à leur origine sociale ou à leur parcours scolaire. | |
Ghettos scolaires et ghettos urbains |
Comment se construit cette ségrégation ethnique dans les collèges ? Est-elle la simple résultante de la ségrégation urbaine, ou existe-t-il des phénomènes proprement scolaires de ségrégation ? Répondre à cette question revient en fait à s’interroger sur la part respective de la ségrégation urbaine et des stratégies d’évitement de certains établissements de chacun. En France, le choix de l’établissement n’est pas laissé à la libre appréciation des familles. Il dépend de la « carte scolaire » : chaque collège a son propre secteur de recrutement, ce qui est censé permettre une gestion des effectifs scolarisés d’une année sur l’autre, et sauvegarder une certaine mixité sociale et ethnique dans les établissements. Toutefois, il existe de multiples moyens de contourner les règles de la carte scolaire. Des dérogations sont toujours possibles, soit par le choix d’options présentes dans un nombre restreint d’établissements, soit en jouant sur les limites des secteurs. On peut donc s’interroger sur le poids respectif de la ségrégation urbaine et des stratégies de contournement de la carte scolaire sur la ségrégation ethnique dans les collèges. Démêler les deux phénomènes est particulièrement complexe car les règles d’attribution d’un établissement ne sont pas toujours d’une grande clarté. On peut cependant opérer une comparaison simple entre l’état de la ségrégation ethnique et sociale dans les secteurs de recrutement des collèges, et l’état de cette même ségrégation dans les collèges eux-mêmes. De cette comparaison ressort deux éléments importants. D’abord, le facteur le plus déterminant de la ségrégation scolaire est la ségrégation urbaine. Pour ne prendre le cas que de la ségrégation ethnique, on passe de 80 % dans les secteurs à 90 % dans les collèges. Les stratégies de contournement de la carte scolaire par les familles n’ajoutent que 10 points à la ségrégation. Mais cette moyenne varie très fortement en fonction des établissements et des zones urbaines. Pour les collèges les plus fuis, la ségrégation ethnique est bien plus importante que ne le laisse penser leur environnement urbain, puisqu’elle peut être multipliée par des coefficients variant de 1,5 à 2,5. Cela signifie que les stratégies familiales d’évitement n’agissent que marginalement sur la moyenne de la ségrégation scolaire, mais elles accentuent très fortement cette ségrégation dans les cas de quelques collèges particulièrement fuis et par là même ségrégués. Les transferts d’élèves entre établissements expliquent donc une bonne part de la ségrégation dans les collèges ghettos. Les cas « extrêmes » (environ 10 % des établissements) sont en fait le fruit conjugué d’un secteur urbain ethniquement ségrégué et de la fuite des familles vers des collèges de meilleure réputation. Ainsi, dans le cas précis des transferts d’élèves entre établissements, les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Dans les secteurs les plus aisés, on assiste à un jeu de « chaises musicales » : le collège du secteur ne fait pas le plein de ses élèves qui vont dans le privé, mais il « récupère » ceux d’autres secteurs. L’opération est donc dans ce cas « blanche », tant en nombre d’élèves qu’en composition sociale et ethnique de son public. Dans les collèges les plus stigmatisés, ce qui est perdu d’un côté n’est pas compensé de l’autre. La fuite des élèves se fait soit vers le privé, soit vers un autre établissement, sans que l’apport d’autres élèves viennent compenser ces pertes. Dans ce cas s’engage alors un processus de ségrégation se reproduisant lui-même. Entre ces deux cas extrêmes existent aussi des situations plus nuancées, et qui sont d’autant plus intéressantes. Certains collèges « moyens » du point de vue de leur recrutement gagnent d’un côté ce qu’ils perdent de l’autre, dans un processus n’impliquant que les collèges publics. Ce « second marché » de la scolarisation montre que les stratégies scolaires ne sont pas, ou ne sont plus, réservées aux milieux aisés. Elles se « démocratisent », montrant tout l’intérêt que portent à la scolarité de leurs enfants les familles les plus populaires. Et c’est probablement parce qu’elles se démocratisent que ces stratégies posent plus de questions aujourd’hui aux politiques scolaires et aux sociologues. Lorsqu’ils ne concernaient que les familles aisées (ou presque) les transferts s’opéraient essentiellement entre le public et le privé. Aujourd’hui, c’est aussi entre collèges publics que ces transferts ont lieu. Ils en sont d’autant plus visibles et mettent en relief les inégalités de scolarisation entre établissements, avec toutes les limites que cela implique en termes d’égalité des chances. | |
Quelle régulation politique ? | |
Nos analyses montrent l’imbrication profonde entre les phénomènes urbains et scolaires. Cela ne signifie pourtant pas que l’un peut se réduire à l’autre. L’école, pour les familles, représente aujourd’hui un enjeux très fort et beaucoup d’espoir y est investi, tant dans les milieux aisés que dans les milieux populaires. Pour ces derniers, l’enjeu est d’autant plus fort que l’école représente souvent le dernier recours pour espérer une ascension sociale et une vie meilleure pour ses enfants. Dans ce cadre, les stratégies scolaires vont bien au-delà de l’école et impliquent l’ensemble de la vie familiale. Toute limitation de ces stratégies par les politiques de carte scolaire et de limitation des dérogations est donc vécue comme une injustice sociale qui revient à cantonner les plus démunis dans les collèges ghettos, comme ils sont cantonnés dans des quartiers eux-mêmes ghettos. Dans ce contexte, les politiques scolaires à elles seules, ne peuvent avoir qu’une action limitée. D’abord parce qu’en France il n’existe pas de véritables politiques locales d’éducation, au sens où les différents partenaires intervenant dans le champ scolaire définissent « dans leur coin » leurs objectifs sans concertation aucune avec les autres intervenants du champ éducatif local. Ce manque de coordination rend toute régulation impossible et laisse la société et ses tendances ségrégatives jouer à plein dans des espaces urbains et scolaires toujours plus marqués par une ségrégation ethnique qui est censée ne pas exister dans la société française. Ensuite parce que les politiques scolaires, notamment celle de la « sectorisation » ont des effets pervers très forts. De fait, la carte scolaire telle qu’elle existe aujourd’hui contraint et pénalise les plus démunis en les cantonnant trop souvent dans des établissements ghettos, et protège les plus riches d’une trop grande mixité sociale et ethnique. En un mot elle renforce les inégalités. À plus d’un titre donc, ses effets ne vont pas dans le sens escompté. Et l’on peut ajouter enfin que le lien établi entre les espaces urbains et les secteurs scolaires tend à renforcer, comme par un « effet en retour », la ségrégation urbaine elle-même. Les enjeux scolaires sont si forts que les collèges qualifient ou disqualifient leur quartier d’implantation en fonction de leur réputation et de leur public. Ce qui tend à produire une « spirale ségrégative » sans fin. Car c’est bien souvent la question du choix de l’établissement scolaire pour ses enfants qui suscite le « séparatisme » ethnique et social des groupes les plus aisés. Comment concevoir, dans un tel contexte, une régulation politique ? Il semble important de comprendre qu’en l’état de la très forte imbrication du scolaire et de l’urbain, la seule politique possible est d’agir simultanément sur l’un et l’autre, et donc de penser les politiques scolaires locales dans le cadre des politiques de la ville. De manière concrète, la question des ghettos scolaires semble difficile à résoudre, tant le fait social ségrégatif est ancré dans les conduites sociales. Toutefois, il est toujours possible de viser les conséquences de la ségrégation, et notamment d’entreprendre une action à deux niveaux. Le premier est celui des établissements ghettos. Il s’agirait de compenser le handicap scolaire que constituent ces collèges par une politique volontariste, bien plus affirmée que celle de ZEP, qui agirait non seulement sur les moyens attribués aux établissements, mais aussi sur l’organisation des collèges (repenser le travail et les emplois du temps des enseignants par exemple). Le second niveau est celui des familles les plus démunies, pour lesquelles il faut envisager une action de compensation ciblée, sous forme de bourse ou d’aide à la mobilité scolaire. Ce n’est qu’à ce prix que le séparatisme social de nos cités pourra être limité, tout au moins dans ses conséquences les plus négatives. | |
* G. Felouzis semble avoir été
entendu puisque deux chercheurs de l'INED viennent de publier
Une enquête exploratoire sur les perceptions des salariés et des étudiants
"Comment décrire la
diversité des origines en France?"
Populations et sociétés n° 425 juillet-août 2006 Enquête controversée : La France résiste au comptage ethnique Le Monde 02/07/06 |
Pour compléter | |||||||||||||
Georges Felouzis : ouvrages, articles et travaux
L’Apartheid scolaire (Éditions du Seuil, 2005) : présentation
La ségrégation ethnique au collège 1 Par Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton
Observatoire des inégalités
"La
ségrégation ethnique à l’école reste un sujet tabou", entretien avec Georges
Felouzis
Un « New Deal » pour l’école Georges Felouzis et Joëlle Perroton.
Une étude décrit l’ampleur des ségrégations ethniques à l’école Le Monde 09/09/03 Nationalité, nom, prénom, lieu de naissance : quels critères utiliser ? | |||||||||||||
Un autre éclairage | |||||||||||||
Le ghetto français Eric Maurin, tribune parue dans Le Monde, le 23 octobre 2004
Observatoire des inégalités
"Les inégalités
territoriales sont plus élevées qu’on ne le dit", entretien avec Eric Maurin | |||||||||||||
Voir aussi | |||||||||||||
Les inégalités socio-spatiales d’éducation Processus ségrégatifs, capital social et politiques territoriales (téléchargeable *.pdf) Le revenu et les résultats des enfants |