L'inconscient professionnel

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Les républicains ont raison contre les pédagogues, mais le savent-ils ?

Telle est la question que pose Pascal Bouchard (AEF) dans Les Temps Modernes n° 622 Décembre-janvier 2002-2003 

Texte mis en ligne avec l'aimable autorisation des Temps Modernes et de l'auteur.

 

Un beau jour, un rabbin de la communauté juive d’une petite ville de Pologne....

Je suis journaliste, directeur de la rédaction d’une agence spécialisée en éducation, L’AEF (l-aef.com), et je raconte souvent cette histoire aux jeunes journalistes que j’embauche. Je l’emprunte à Marc-Alain Ouaknin, et à sa Bible de l’humour juif[i]. Cette fable, comme toute fable, est beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît. Elle définit une éthique professionnelle, une forme d’objectivité en même temps qu’une subjectivité.

Voici donc cette histoire. Le rabbin-juge de paix du quartier juif d’une petite ville d’Europe de l’Est reçoit un des habitants, qui se plaint de son voisin, lequel lui a fait le plus grand tort. "Tu as raison de te plaindre", lui dit le rabbin après l’avoir longuement écouté. Libre à vous, si vous voulez à votre tour raconter cette histoire, d’inventer toutes les bonnes raisons qu’a Elie de se plaindre d’Isaac. Le rabbin convoque Isaac, qui lui explique les torts, encore plus grands, d’Elie. Le rabbin est convaincu: "tu as raison", lui dit-il. Sa femme arrive alors et lui reproche son inconséquence: "l’un te dit blanc, l’autre te dit noir, et aux deux tu dis qu’ils ont raison!" Il la regarde, pensif. "Tu as raison", lui dit-il enfin.

 

Dire que chacun a raison pourrait être la marque du cynisme. En matière d’éducation, Allègre a raison, Lang a raison, Ferry a raison, le SNES a raison, le SE a raison, le SGEN a raison... parce que tous ont également tort. Je récuse absolument une telle attitude. Chacun a raison, parce que chacun a d’excellentes raisons de dire ce qu’il dit et d’agir comme il le fait, là où il est, à l’instant donné, à moins d’être un irresponsable. A chacun sa cohérence, son système de pensée, ses intérêts: la tâche du journaliste est de les percevoir, et de comprendre chaque prise de position, chaque action, chaque déclaration, dans son contexte propre. Cette exigence d’objectivation, d’objectivité, suppose que le journaliste soit capable de renoncer à dire "le vrai", pour dire "ce qui est", de prendre une certaine distance avec l’événement pour en percevoir les causes, et, simultanément, de faire un effort d’empathie pour percevoir les bonnes raisons de chacun des acteurs d’un débat.

Il est assez facile au journaliste d’appliquer un tel principe lorsqu’un syndicat s’oppose à un employeur. La logique économique de l’entreprise et la logique de défense des intérêts individuels de chacun des mandants du syndicat sont clairement identifiables, leur cohérence évidente, même si les stratégies mises en œuvre ne le sont pas toujours. Il est plus difficile de l’appliquer pour rendre compte d’un débat intellectuel, par exemple celui qui oppose les "pédagogues" et les "anti-pédagogues" ou "républicains". Philippe Meirieu et Alain Finkielkraut ont été les figures emblématiques de ce débat pour l’année 2000. Pour l’un des deux, j’éprouve de l’amitié et du respect. Je le considère comme un authentique philosophe, je connais sa grande générosité, et sa parfaite honnêteté. Pour le second, j’éprouve des sentiments très différents. Mais cela ne signifie pas qu’il ait tort. Ou plutôt, je me dois de rechercher en quoi il a "raison", exactement comme le rabbin recherche en quoi chacun de ses justiciables a raison.

Le journaliste perçoit bien que le conflit de ces deux hommes n’est qu’un épiphénomène, l’une des manifestations du débat qui traverse les questions d’éducation depuis le tout début des années 80. Il en observe les manifestations dans les contributions des divers acteurs, livres, conférences, articles... Il tente d’en évaluer à chaque fois la nouveauté, il s’étonne souvent de la permanence des termes sous la diversité des formes. Il se dit que la violence d’un tel débat est incompréhensible à qui n’est pas du sérail, aussi incompréhensibles que nous le sont aujourd’hui la querelle des iconoclastes et des iconolâtres, ou celle du sexe des anges. Mais il sent bien qu’aujourd’hui comme hier, des enjeux essentiels animent les passions, au-delà des mots et des arguments qui sont employés.

Mon interrogation est professionnelle. Mais cette interrogation est aussi personnelle. J’ai été enseignant avant d’être journaliste et avant de connaître les sciences de l’éducation . Quelle serait ma position si j’étais encore le jeune professeur de lettres que j’ai été? Comment aurais-je réagi à telle proposition de réforme, à telle polémique? La question est évidemment absurde, car elle suppose que je sois autre que je ne suis, mais dans la mesure où elle ne peut avoir de réponse, elle m’oblige à un travail d’empathie avec chacun des deux clans. Comme je n’ai pas l’autorité, ni la compétence voulues pour examiner les positions des uns et des autres sur le fond, je me contenterai d’en interroger les formes, et les manifestations, avant de risquer certaines hypothèses. 

 

Il convient d’abord de noter que c’est par facilité que j’ai évoqué deux clans ou deux partis. Les pédagogues sont loin de former un groupe cohérent. L’AECSE (association des enseignants et des chercheurs en sciences de l’éducation) compte 500 membres environ, essentiellement des universitaires qui ont toutes les qualités et tous les défauts des universitaires. Leur reprocher leur vocabulaire abscons est aussi absurde que de reprocher aux mathématiciens de poser des équations, ou aux hellénistes d’user d’un alphabet spécifique. Comme tous les universitaires, ils ont des sujets d’études et des stratégies personnelles. Certains sont professeurs, plus ou moins prestigieux, d’autres maîtres de conférences qui doivent publier s’ils veulent être qualifiés par la 70ème section du CNU. S’y ajoutent la diversité propre à tous les groupes humains, le jeu des sympathies et des antipathies, des affinités idéologiques, des rivalités personnelles... Une seule donnée paraît réunir tous ces spécialistes de l’éducation: la conviction que l’éducation est susceptible d’être un objet d’étude, ou du moins que la question de sa constitution en sujet d’étude mérite d’être posée. La plupart suppose que ces études peuvent, dans certaines conditions, avoir des conséquences, et même des conséquences positives, sur les politiques éducatives, voire sur les attitudes et les comportements des enseignants, des formateurs, des animateurs, des éducateurs, des travailleurs sociaux...

Les anti-pédagogues ne constituent pas même une association, mais bien davantage une nébuleuse. Si quelques figures émergent, si elles peuvent se regrouper parfois, elles ne constituent en rien un parti, une organisation, ayant en partage une théorie, une référence idéologique stable, hors, pour beaucoup, leur attachement à "l’école républicaine" et pour certains, leur méfiance à l’égard de la mondialisation ou de la construction européenne. Les anti-pédagogues se définissent d’abord comme anti, et leurs écrits sont d’abord des textes de réaction.

 

Beaucoup de ces anti-pédagogues sont philosophes, souvent professeurs de philosophie dans les lycées. Or, paradoxalement, la première caractéristique des textes qu’ils opposent à ceux des pédagogues de ne pas constituer des ensembles académiques, selon les critères de cohérence qu’ils défendent par ailleurs, lorsqu'ils expliquent à leurs élèves comment écrire une dissertation par exemple.

Ainsi des textes qui fondent la pensée "républicaine", ceux de Jacques Muglioni*, ancien doyen de l’inspection générale de philosophie, spécialiste de Kant et de Comte. Rien n’est plus éloigné du style de Kant que celui de la conférence que ce "primus inter pares" des enseignants de philosophie prononça à Spa en 1980[ii]. Eblouissant, lyrique, épique même parfois, "la fin de l’Ecole" est davantage un morceau d’éloquence qu’une lente, prudente et systématique réflexion, à la manière des "prolégomènes" ou de la "Critique de la raison pure". Ses élèves et éditeurs, qui ont rassemblé quelques années avant sa mort ses écrits sur l’Ecole, Jacques Billard et Jean d’Yvoire l’écrivent dans leur préface: "nous étions nombreux à disposer de quelques textes de Jacques Muglioni, mais personne n’avait les mêmes et régulièrement nous en découvrions qui nous étaient inconnus". C’est peu dire que le doyen du groupe des philosophes de l’IGEN ne s’était pas soucié de construire une oeuvre sur l’éducation, mais qu’il semait ses idées au fil de ses productions, au hasard de ses contributions. A ma connaissance, il faut attendre 1999[iii] pour qu’un autre de ses disciples, Henri Pena-Ruiz, reprenne l’ensemble de ces thèses, et les organise en un ouvrage construit selon les canons ordinaires de la philosophie. 

Je ne connais qu'un seul autre auteur parmi les anti-pédagogues qui affiche une volonté d’accomplir un travail répondant aux critères académiques habituellement reconnus, Denis Kambouchner. Pour les autres, ils publient des essais, des pamphlets, des articles, des points de vue, mais rien qui prétende constituer un traité, un traitement philosophique de la question scolaire. Alain Finkielkraut, par exemple, évoque volontiers une "essence" de l’Ecole, dont témoignerait l’étymologie du mot école. Mais il ne dit rien de ce qu’est une essence, de ce qu’est une essence pour une institution, ni de l'articulation  entre une essence et les manifestations temporelles, hic et nunc, de cette essence. Il use d’un vocabulaire philosophique, mais ne fait pas œuvre de philosophe. Or ses amis semblent s’en contenter. Charles Coutel, président de l’association nationale des professeurs de philosophie, lors d’un débat organisé par France Culture à la Sorbonne et diffusé en direct, évoque la nécessité d’ "instituer" l’école, et s’adresse au public, qui "sait bien ce qu’il veut dire par là". Mais à ceux qui ne savent pas, il ne donne aucune explication. Tous les philosophes anti-pédagogues ne sont pourtant pas médiocres. Certains sont même d'authentiques penseurs, qui ont produit par ailleurs des réflexions métaphysiques, ou de philosophie politique qui retiennent l’attention. Mais ils abordent la question scolaire "de biais", sous l’angle de la laïcité, de la République, de la place de la culture dans la société, ou de l’ordre des générations, et non frontalement.

Seuls donc deux livres "anti-pédagogiques" se proposent de produire un discours positif sur l’Ecole, sur ce qu’elle est, ce qu’elle devrait ou pourrait être, et abordent de front cette question. Le paradoxe n’est qu’apparent, et la question de la forme, à laquelle je m’attache, est peut-être au moins aussi importante que le fond, que je n’évoquerai pas ici.

 

Mais j’ai entendu l’amertume de bien des "pédagogues", qui avaient le sentiment de n’avoir pas été lus. La bibliographie de l’ouvrage de Bertrand Vergely par exemple, "Pour une école du savoir", est significative. Il dénonce les conceptions contemporaines du savoir, mais ne mentionne pratiquement que des auteurs anciens, ne cite presque aucun contemporain., et semble tout ignorer des travaux de Bernard Charlot ou du groupe ESCOL de Paris VIII, qui font pourtant aujourd’hui autorité, pour une bonne part de la communauté universitaire, sur ce qu’est le rapport au savoir.

Le livre d’Hervé Boillot et de Michel Le Du, "La pédagogie du vide"[iv], porte clairement en sous-titre "Critique du discours pédagogique contemporain". Les auteurs citent Philippe Meirieu (trois livres et trois articles ou conférences), Antoine de La Garanderie (3 titres), Daniel Hameline (1 titre), Louis Legrand (2 titres), Maria Montessori, André de Peretti, Jean Piaget, Jerry Pocztar, V et G Landsheere ainsi qu’un ouvrage collectif sur l’évaluation. C'est peu pour juger du "discours pédagogique contemporain", qui est d'ailleurs perçu comme un discours homogène, et qui n'est jamais saisi dans sa diversité.

Ce ne sont que deux exemples. Mais l’observateur que je suis se demande nécessairement combien de "républicains" ont lu de Philippe Meirieu autre chose que ses articles parus dans les pages "Rebonds" de Libération ou les pages "Horizons" du Monde. Certains d’entre eux n’ignorent pas l’existence de Bernard Charlot. Mais que savent-ils de Michel Develay, de Janine Filloux, de Rémi Hess, de Dominique Glasman, de Francis Imbert, pour ne prendre que quelques noms au hasard, et que savent-ils de la diversité de la pensée pédagogique?

Manifestement, là n’est pas le problème. Où est-il? C’est ce que nous nous proposons d’élucider.

Les textes des anti-pédagogues sont, presque toujours, des textes en réaction à des prises de position publiques qui peuvent avoir une influence sur le système scolaire. Que quelques dizaines d’universitaires se réunissent en colloque pour débattre doctement des diverses formes de l’intelligence, ou des schémas hypothético-déductifs ne gêne personne. La plupart des écrits qui ressortissent aux sciences de l’éducation n’ennuient que ceux qui sont contraints de les lire, les étudiants des IUFM par exemple. Il est donc assez naturel que les anti-pédagogues ne connaissent des pédagogues que les auteurs et les écrits qui pèsent dans le débat politique, et qu’ils négligent les autres.

Ils ont, de plus, quelques bonnes raisons de se méfier. Le statut des publications des chercheurs n’est pas toujours clair.

Les universitaires de la 70ème section sont souvent issus de mouvements pédagogiques, CRAP-Cahiers pédagogiques, ICEM-pédagogie Freinet, GFEN, etc. Parlent-ils de leur chaire, ou en militants? Que d’aucuns soupçonnent un mélange des genres n’a rien de surprenant. Le soupçon est parfois injuste, mais il est alimenté par certaines ambiguïtés. J’ai entendu des enseignants-chercheurs dire en privé ce qu’ils pensaient des faiblesses théoriques de "la gestion mentale" ou des "échanges de savoir", mais rechigner à le dire tout haut afin de ne pas décourager les enseignants qui y croient, et pour lesquels ces théories jouent un rôle positif. Cette nouvelle version du "il ne faut pas décourager Billancourt" est aussi pernicieuse que la précédente.

Nombre de ces universitaires, comme beaucoup d’autres universitaires, ont l’occasion d’arpenter les couloirs des ministères, à défaut des allées du pouvoir. Et là encore, le mélange des genres pollue le débat intellectuel. La circulaire sur la pédagogie différenciée dont les enseignants devaient user dans le collège unique était-elle vraiment à la hauteur des travaux de Louis Legrand? Les propositions de Claude Allègre pour le lycée étaient-elles parfaitement cohérentes avec les conclusions que Philippe Meirieu avaient tirées de son travail de consultation? A l’évidence, non, deux fois. Or ni l’un, ni l’autre n’ont dénoncé publiquement la distance entre leurs préconisations et la traduction politique qui en a été faite. Les deux exercices ressortissent à des logiques différentes, et l’ignorer, puis s’en offusquer aurait été, pour ces deux universitaires, faire preuve de naïveté. Mais dès lors, leurs personnes et leurs travaux ont été confondus avec ceux d’Alain Savary ou de Claude Allègre.

Cette double solidarité, avec les militants d’une part, avec l’administration et la classe politique d’autre part, n’obère pas la qualité scientifique des productions de ces auteurs, mais pèse sur l’image qu’en ont "les enseignants de base", ceux qui se trouvent ensuite confrontés aux réformes inspirées par ces travaux.

 

Les anti-pédagogues ne peuvent rien ignorer de ces biais, qui affectent bien d’autres disciplines. Que dire des économistes? Des spécialistes des sciences politiques? Je suppose qu’on trouve de tels biais chez les médecins, et je ne serais pas surpris de les trouver encore chez les hellénistes ou les latinistes, qui se gardent de condamner des grammaires scolaires bien éloignées des réalités du grec ou du latin telles qu’ils les explorent, ou de dénoncer les approximations des hommes politiques qui prétendent s’inspirer d’une sagesse antique. Les compromis que tentent les universitaires de la 70ème section ne sont pas des compromissions plus graves que celles des universitaires des autres sections, et ne devraient pas décourager une critique sérieuse de leurs écrits.

Pourquoi sont-ils ainsi condamnés en bloc, alors qu'ils n'ont pas commis de fautes contre l'esprit plus graves que celles des autres universitaires, et souvent sans que leurs productions aient été réellement analysées? J’ai écrit ci-dessus que, dans leur diversité, tous ces enseignants-chercheurs partagent la conviction que l’éducation est susceptible d’être un objet d’étude. Sans doute ne mettent-ils pas tous la même chose sous les mots "objet d'étude", et certains sont très prudents. Mais ils sont perçus, de l'extérieur, comme une communauté d'hommes et de femmes qui font de l'éducation l'objet d'une étude scientifique, puisqu'ils sont de la 70ème section, celle des "sciences de l'éducation". C’est là ce qui, aux yeux des anti-pédagogues, les disqualifie. Enseignants, ils vivent l’éducation dans leur chair, au quotidien, et toute objectivation leur paraît d’avance vouée à rater l’essentiel de ce qu’ils vivent.

 

Leur subjectivité est en effet mise en œuvre dès qu’on franchit la porte d’une salle de classe. Voici trois éléments de cette subjectivité.

Un enseignant est un ancien élève. La place qu’il occupe, et celles qu’occupent les élèves qui lui font face sont des places connues. Elève, il a jugé ses enseignants. Certains lui ont semblé suffisamment admirables pour qu’il s’identifie à eux au point de souhaiter prendre un jour leur place. D’autres lui ont paru moins remarquables, voire détestables, et il n’a guère envie d’être jugé dans les mêmes termes.

Tout enseignant désire être le "bon enseignant" qu’il a eu, ou qu’il aurait voulu avoir, quand il avait l’âge des élèves qui lui font face, et qui portent sur lui une appréciation. L’évaluation par les élèves est d'ailleurs une question tabou. Alors que les formateurs en formation continue acceptent volontiers que leurs stagiaires, qui sont, comme eux, des adultes, les notent, les enseignants en refusent même l’idée. Sans doute est-ce là un point sensible, douloureux. Ils peuvent craindre que leur autorité soit mise en cause, mais un tel argument, fondé pour une part, apparaît, pour une autre part, comme une rationalisation d’une autre crainte, liée au processus d’identification entre les élèves tels qu’ils sont aujourd’hui, et les élèves qu’eux-mêmes ont été. Je doute que la plupart des enseignants redoutent réellement le jugement de leurs élèves. Ils craignent le jugement de l’élève qu’ils ont été, du fantôme de leur jeunesse. Nul n’est jamais à la hauteur de son idéal.

Un enseignant est un ancien élève, mais entre le moment où il était élève et le moment où il entre dans sa classe, il est passé par l’université, où il a dû satisfaire aux exigences des enseignants-chercheurs. Par définition, pour un enseignant-chercheur, le savoir est objet de recherche. C’est un objet instable. Mais tous les élèves du secondaire ne souhaitent pas être confrontés à cette instabilité. Bien au contraire, ils ont besoin de connaissances stables, établies, sûres, "monnayables" le jour de l’examen. Pour le dire autrement, l’épistémologie scolaire n’est pas l’épistémologie universitaire. Pour le dire encore autrement, notre jeune enseignant, pétri de son savoir universitaire, a parfois le sentiment désagréable d’avoir affaire à des élèves consommateurs, ne voyant dans ses cours que leur aspect utilitaire. Ils préfèrent lire, dans la collection "profil d'une œuvre", l’analyse de Madame Bovary que le roman lui-même, dont ils ne savent pas trop que penser.

A ce décalage, l’enseignant peut réagir de plusieurs façons. L’une d’elles est le déni. L’idée d’une continuité, d’une linéarité dans la construction du savoir, de la maternelle à l’université est, à l’évidence, une manifestation de ce déni.

L’enseignant est un ancien élève, passé par l'université. Il est aussi, et peut-être avant tout, un homme, ou une femme. S’il se trouve dans un lycée, ou face à de grands élèves de collège, il rencontre des êtres qui s’éveillent à la sexualité. Certains ont la grâce de l’adolescence, et je n’imagine pas qu’on puisse n’être jamais troublé par la beauté de certain(e)s des élèves. Si cet enseignant est jeune, et même s’il ne l’est pas, il peut susciter les fantasmes de certain(e)s de ses élèves. Entre eux, ces jeunes gens connaissent des attirances, des répulsions, des goûts et des dégoûts, des inquiétudes… La classe est un lieu que hante le désir. Je fais l’hypothèse d’un nouvel Œdipe. De même que la petite fille, pour grandir, a besoin de sentir l’amour de son père, mais aussi d’en être protégée par le tabou de l’inceste, de même l’adolescente pour devenir adulte peut choisir parmi ses enseignants hommes un regard qui lui dit qu’elle est intéressante, mais dont elle est protégée par un tabou presque aussi fort.

Cette hypothèse est, sans doute discutable. Elle émane d’un homme, hétérosexuel, et serait peut-être formulée autrement si elle émanait d’une femme homosexuelle. Qu’importe. Il n’est pas discutable qu’une classe est un lieu complexe, où les comportements et les discours sont parfois entendus, interprétés autrement que sur le mode purement rationnel de la transmission des connaissances.

 

L’enseignement ne peut donc être réduit à une technologie, ni à une technique. Alain Finkielkraut ne dit pas autre chose lorsqu’au colloque organisé par le RPR le 2 décembre 2000, il s’exclame "les enseignants sont des penseurs et des poètes au service de la culture" et non des représentants de l'Etat ou des gouvernements[v]. Une telle déclaration dépasse certainement la pensée de son auteur. La réussite aux concours du CAPES ou de l’Agrégation ne donne pas, à vie, le droit de n’en faire qu’à sa tête, sur le mode poétique, sans tenir compte des programmes ou des instructions officielles, sans autre jugement que celui d’inspecteurs dont l'autorité sera récusée par avance s’ils se présentent comme les représentants de l’administration. Aucune nation ne peut livrer à la fantaisie intellectuelle de quelques adultes la génération à venir. Mais l'essayiste dit quelque chose à quoi tiennent par-dessus tout nombre d’enseignants: leur vie professionnelle ne vaudrait pas d’être vécue, si elle ne les engageait au-delà d’une définition purement et froidement administrativo-logique de leur mission.

L’enseignant n’est pas un pur savant, ni un pur pédagogue, uniquement dévoué à la réussite de ses élèves. L’un et l’autre discours, celui qui est centré sur les savoirs, ou celui qui "met l’élève au centre", sont également mensongers. La subjectivité, parfois douloureuse, de l’enseignant joue un rôle essentiel "au centre" de la classe. Les anti-pédagogues refusent de prendre en compte les discours qui ont pour objet d'étude l’éducation, qui "objectivisent" la relation pédagogique. Mais que serait une relation pédagogique réduite à une série d’objectifs cognitifs, de situations problèmes, de stratégies de différenciation?

(On voit aussi pourquoi bon nombre d'intellectuels et de journalistes français, anciens bons élèves des lycées, sont sensibles au discours "anti-pédagogique". Ils ont le souvenir d'avoir noué avec leurs maîtres des relations importantes, qui ont compté dans le développement de leur personnalité, et dont ils craignent qu'elles ne disparaissent avec les réformes.)

L’enseignant est un ancien élève, il a accompli un parcours universitaire, il est un adulte sexué: ce sont là quelques uns des éléments constitutifs de ce que j’appelle une "morale": ce sont des données préalables à l’action, et indépendante des individus.

Toute profession a une "morale". Les journalistes, par exemple, ont une "morale", dans la mesure où les principes de la CPPAP (Commission paritaire de la presse et des agences de presse) surdéterminent l’exercice de leur profession. Ils écrivent pour un public qui accomplira un acte volontaire d’achat, donc dans un cadre commercial. Les publications ont une périodicité. Ils écrivent donc à telle date, et non en fonction de l’actualité ou de leur inspiration. Chaque publication doit réserver au moins un tiers de sa surface à des espaces non publicitaires. Ils écrivent donc en fonction d’un espace donné. La commande que leur passe leur rédacteur en chef comporte donc obligatoirement les éléments suivants: tant de signes (ou tant de mots), pour telle date, et pour tel public.

Mais ces éléments ne mettent pas en cause l’individu: tel se considère comme un simple mercenaire, tel autre s’identifie au média pour lequel il travaille, tandis qu’un autre est le porte parole des milieux auprès desquels il enquête, le militant d’une cause pour laquelle il utilise le média qui le paie. J'ai été les trois. J’ai été un mercenaire lorsque je "pigeais" pour Rustica, le journal des jardins, je me suis identifié à France Culture, au point que "Pascal-Bouchard-France-Culture" formait pour moi un syntagme. J’ai porté avec Enfant d’abord, le combat des parents de Lionel, ou celui des parents d’enfants autistes, par exemples. L'identité professionnelle des journalistes est une réalité que chacun décline à sa façon, en fonction du média pour lequel il travaille, de sa situation propre, des sujets qu'il est amené à traiter. Les non journalistes se font une idée de ce métier souvent assez éloignée de la réalité, et une mythologie populaire s'est développée, nourrie des images de "Tintin reporter" et des clichés télévisuels. Mais les journalistes ne partagent pas, pour autant que j'en puisse juger, ce que j'appelle un "inconscient professionnel".

 

Les éléments de "morale" que j'ai décrits pour ces deux professions sont en effet de natures très différentes. Les uns sont fonctionnels. Ceux qui peuvent y souscrire peuvent prétendre à la possession d'une carte de presse. En revanche, la "morale" des enseignants, du moins la partie que j'en ai décrite, met en cause l'individu dans ce qu'il est, et interroge son histoire propre. Chaque individu a noué une relation particulière à son enfance, à ses parents, à ses maîtres, à la discipline qu’il enseigne, à sa sexualité et au désir, le sien et celui d'autrui. Chaque enseignant réagit évidemment en fonction de son inconscient personnel, et façon singulière, irréductible à un schéma collectif à ces données de son métier, à cette "morale". Mais tout enseignant sait que ses collègues doivent, comme lui, composer avec ces données. Et il sait que ceux qui ne sont pas passés par là, ne peuvent pas partager certaines émotions, certains sentiments, ne peuvent pas comprendre certains propos qu'ils taxent aussitôt de manifestations de corporatisme, quand ce n'est pas de conservatisme. C'est cet "inconscient professionnel" qui donne au "corps enseignant" son unité.

D'autres identités professionnelles recèlent-elles un "inconscient professionnel"? Je l'ignore. Je suppose que oui. Je ne vois pas pourquoi les professionnels du bâtiment, qui ont une identité forte, partageraient un "inconscient professionnel", mais j'imagine volontiers que les pompiers, qui combattent la fascination du feu, les soldats, prêts à tuer et à se faire tuer, les sages-femmes, confrontées au mystère de la naissance, les anesthésistes, qui tiennent entre leurs mains le souffle de la vie, ou les policiers, confrontés à ce que la société préfère cacher, ont en commun ce sentiment que "les autres" ne peuvent pas les comprendre tout à fait, et qu'ils ne font pas "un métier comme les autres".

Mais ces professions s'organisent de manière relativement autonome. Les enseignants dépendent, pour chacun de leurs gestes, du politique ou de l'administratif. Les programmes, les emplois du temps, la constitution des classes, les bâtiments, rien ne dépend d'eux, même si beaucoup dépend des chefs d'établissement qui sont d'anciens enseignants. Leur identité professionnelle, dont une partie ressortit à ce que j'appelle un "inconscient professionnel" doit trouver une expression face à ceux dont dépendent les conditions d'exercice de la profession.

 

Le paradoxe que je soulevais plus haut est en réalité une aporie. Comment défendre publiquement, politiquement, la part la plus intime, la plus secrète, inconsciente, d'une identité professionnelle?

Un inconscient personnel trouve à s’exprimer dans des rêves, ou dans des manifestations de la vie quotidienne: lapsus, troubles psycho-somatiques, phobies, attitudes compulsives… Mais comment s’exprime un inconscient professionnel? Comme tout inconscient, il ne peut se dire immédiatement. Il serait sinon conscient. Il doit trouver un langage détourné.

Tout se passe comme si le "corps enseignant" avait délégué à ses philosophes le soin de résoudre cette difficulté. Ce corps se souvient que Platon eut à résoudre une difficulté semblable: comment donner une forme sensible au monde abstrait des idées? Il inventa le mythe de la caverne.

Un mythe n’est pas nécessairement un discours mensonger, ou vain, mais il donne une forme aux sentiments collectifs. Pour Denis de Rougement, cité par Le Robert, "un mythe est une histoire, une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues". N’est-ce pas, de toute éternité, le rôle du philosophe que de donner une forme aux inquiétudes impalpables, quasi indicibles de l’humanité confrontée aux mystères de ce qui suit la mort, de la transcendance, de la filiation, de l'héritage, de l’altérité, du bien et du mal? Le poète donne une forme personnelle à ces interrogations, accessible par la sensibilité et l’intuition. Le philosophe leur donne une forme rationnelle.

Je ne prétends pas répondre ici à l’éternelle question, qu’est-ce que la philosophie? Je constate simplement que les philosophes sont bien outillés pour donner une réponse qui offre les apparences de la rationalité à des interrogations collectives. Les propos des "philosophes anti-pédagogues" se donnent d'ailleurs plutôt comme des discours de vérité, que comme des analyses du réel. Ils récusent l'expertise des sociologues. L'Histoire les intéresse également assez peu.

De nombreux pédagogues ont dénoncé, par exemple, dans les propos des anti-pédagogues, une vision de l’Ecole de Jules Ferry anhistorique. Dès qu'ils ont perçu leur position comme instable, les anti-pédagogues y ont renoncé. Jacques Billard, par exemple, a cessé d’y faire référence, et lui a substitué une "idée de l’Ecole", vers laquelle elle devrait tendre. C’est que cette école de Jules Ferry ne constituait pas une référence historique, mais un mythe de référence, un propos qui, comme les ombres de la caverne, donne chair à l'image que les enseignants ont d'eux-mêmes.

Plusieurs essayistes ont bâti de beaux raisonnements sur l’étymon d’éducation, educere, "conduire hors de". Eduquer, ce serait conduire un enfant hors de son milieu d’origine. L'Ecole ne devrait donc jamais se soucier des conditions socio-culturelles dans lesquelles vivent ses élèves. Malheureusement, éduquer vient plus vraisemblablement du latin educare qui signifie soigner, donner à manger. Eduquer serait donc, tout au contraire, prendre soin de l’enfant tel qu’il est. Qu’importe ! Les anti-pédagogues, dès qu’ils s’en sont aperçus, ont aussitôt changé de paradigme étymologique, pour ne pas dire qu'ils ont changé leur étymon d'épaule: école vient du grec scholè qui signifie loisir. L’Ecole est le lieu où l’on a le loisir de penser, loin des préoccupations de la Cité. Il semble, si j’en crois Hannah Arendt que la signification de scholè soit tout autre: c’est le loisir que se donnait le citoyen athénien de renoncer provisoirement à sa citoyenneté pour s’occuper de ses affaires et de son commerce. Cela n’a pas une grande importance, le propos ne cherche pas l'exactitude étymologique. Il illustre la nécessité, pour les enseignants, d’affirmer leur indépendance à l’égard du monde économique, et leur singularité dans la Cité.

Quant à l'expression même "Ecole républicaine", elle est au cœur de cette construction mythologique, puisque Jacques Billard[vi] et Christian Nique ont tous deux bien montré, dans des ouvrages de natures très différentes, que le réel fondateur du système scolaire actuel n'est ni Jules Ferry, ni Condorcet, mais Guizot, ministre du roi Louis-Philippe. Elle est donc tout autant royale qu'elle est républicaine.

Ces points étant éclaircis, les "philosophes anti-pédagogues" ont-ils tort d’opposer à ce qu'ils perçoivent comme un effort d’objectivation de la relation pédagogique une expression, souvent flamboyante, et de nature à susciter l’adhésion? Non, aussi longtemps qu’ils ne se donnent pas pour des experts. Mais ils ne le font pas. Aucun de ces philosophes anti-pédagogues n’a, à ma connaissance, jamais répondu à un appel d’offre pour une analyse de la réalité des violences scolaires, ou pour savoir comment réformer le système scolaire de tel pays du Sud-Est asiatique. Ce sont les pédagogues, en tentant de répondre à leurs attaques à la lumière de leurs travaux qui se sont trompés de niveau. On ne répond pas à un poète avec un traité de sociologie. On oppose à l’expression d’une subjectivité celle d’une autre subjectivité, on se demande comment prendre en compte cette subjectivité, comment intégrer la complexité des relations intersubjectives à des schémas souvent par trop rationnels.

Je dois ici introduire une nuance susceptible de remettre en cause mon propos. Ce que j’écris d'un inconscient professionnel des enseignants, est peut-être déjà périmé. Les différences entre les établissements scolaires se sont, semble-t-il, considérablement accrues, et génèrent des modalités très diverses des engagements personnels, tellement diverses que le sentiment d'appartenance à un corps unique est certainement moins fort aujourd'hui qu'hier. Dans les lieux où il est difficile d'enseigner, la classe n'est plus le domaine privilégié d'exercice du métier. Elle n'est plus le lieu clos sur le mystère du dialogue singulier qui se constitue entre un groupe d'adolescents et un maître. Chacun sait qu'il ne peut vivre, voire survivre, qu'en faisant équipe avec ses collègues. C'est l'établissement, et non plus la classe, qui est le lieu d'exercice de la profession. Les émotions sont alors partagées. Il est sans doute trop tôt pour décrire les modifications que ces bouleversements amènent dans l'expression de cet inconscient professionnel, mais elles sont, vraisemblablement, importantes.

Il convient toutefois d’être prudent sur ce point, et de constater que l’ensemble des lycées "de centres villes" forment encore un tout relativement homogène, et homogène aux lycées qu’a connus la génération qui a aujourd’hui les moyens de peser sur le débat en éducation.

Pascal Bouchard


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Sur le même sujet (opposition "républicains"/"pédagogues") mais avec un tout autre angle d'attaque Les controverses françaises sur l’école : la schizophrénie républicaine de Michel FABRE (Université de Nantes, Sciences de l'Education) paru dans l'excellente revue en ligne de l'ACELF.

Cet article traite des débats sur l'école dans le contexte français où s'affrontent républicains et pédagogues. Le fait que le débat piétine depuis trente ans, suggère de rechercher les véritables enjeux symboliques au niveau culturel le plus profond. La syntaxe républicaine (opposée à la parataxe pédagogique) est analysée ici du point de vue des structures de l'imaginaires. L'approche de Gilbert Durand permet de la rapporter à sa matrice « diurne » caractérisée par des processus d'idéalisation, de coupure, d'opposition et dont la figure privilégiée est l'antithèse. Le noyau dur des thèses républicaines et leurs implications (l'opposition de l'instruction et de l'éducation, la haine de la pédagogie, la religion du savoir) doivent se comprendre à partir des caractéristiques du régime diurne. Une telle rhétorique paraît dominée par une logique de la séparation et par une fuite hors du réel qui s'apparentent à la haine des Gnostiques pour le monde. La rhétorique républicaine ne peut que se réfugier dans un ciel d'idéalités platoniciennes sans jamais accepter de se confronter au réel historique ou sociologique. Elle vit sur des mythes et dans le déni du réel. C'est pourquoi le débat ne peut avancer.

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[i] La Bible de l'humour juif, Marc-Alain Ouaknin et Dory Rotnemer, Ramsay, Paris, 1995

[ii] publiée dans"L'Ecole ou le loisir de penser", recueil de textes de Jacques Muglioni publiés par le CNDP (Paris, 1993)

[iii] L'Ecole

[iv] La pédagogie du vide, PUF, Paris 1993

[v] propos rapportés dans une dépêche de L'AEF du 4 décembre 2000

[vi] "La IIIème république a institutionnalisé une école déjà largement faite", écrit Jacques Billard dans "De l'Ecole à la République, Guizot et Victor Cousin", PUF, 1998

 

* Des remparts de mots et de rationalité protègent la peur, lui donnent une apparence de raison. Bizarrement, l'homme qui a construit cette forteresse est mal connu. Il est mort. Il s'appelait Jacques Muglioni. Il était doyen de l'inspection général de philosophie dans les années 70. De lui dépendaient les programmes, les nominations dans les classes préparatoires, la composition des jurys d'agrégation. Or la plupart de nos journalistes, essayistes, analystes, commentateurs, politiciens, ont été élèves des hommes et des femmes qui adhéraient suffisamment à la pensée du doyen pour que celui-ci ne fît pas obstacle à leurs carrières.

 

Il est difficile de le situer dans une tradition philosophique. Certains de ses amis voient en lui un disciple de Rousseau, d'autres de Proudhon, de Kant ou de Comte. D'autres, mais qui ne sont pas de ses amis, parlent de Lambert, le fondateur de l'organisation communiste internationale. Je me demande s'il ne faudrait pas chercher du côté de Mussolini. Muglioni se dit socialiste, mais prend nettement parti contre l'appropriation des moyens de production par l'Etat. Il se situe dans un cadre résolument national. Il se méfie des "intellectuels", et vante une authentique "culture populaire", que symbolisent des opéras qui n'ont pas la faveur des élites. Il aime Mireille et Gounod. Au moins en ce qui concerne l'éducation, il dénie aux acteurs sociaux le droit d'intervenir dans la définition des règles qui régissent le métier d'enseignant, et ne jure que par le jugement des pairs. C'est ce qui fonde le corporatisme.

 

Cet aspect de sa pensée, qui apparaît en filigrane à qui sait lire, est rarement mis en évidence. Ceux qui se réclament de lui se réfèrent plutôt à ce qu'il dit de l'école Parmi eux, Guy Coq qui a une formule assez éclairante: "les institutions précèdent les individus." Pour lui, comme pour tous ceux qui se réclament de la "République" et qui en ont fait un principe transcendant, qui ont fait de César un Dieu, les institutions, au premier rang desquelles l'Ecole, sont des cadres immuables, solides, rassurants, où les individus doivent trouver leur place. Les enseignants n'ont donc pas à se préoccuper des réalités psycho-sociales de leurs élèves, ni à régler leur enseignement sur les nécessités correspondantes, puisque c'est aux enfants que revient l'obligation de s'adapter. Les enseignants ont à leur transmettre des connaissances dont la validité est universelle et atemporelle. C'est plus confortable pour les enseignants, mais surtout pour chacun d'entre nous. Si tout est mouvant, si le temps et nos vies nos échappent, au moins le savoir et son temple sont-ils des points fixes. Nous préférons les illusions aux réalités. Il faut toujours se faire un peu violence pour y renoncer.

Extraits d'un texte de P. Bouchard "Oser crier : Vive la médiocrité"

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Créé par Jean-François Launay