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mars 2000
La violence à l’école
Alors que les médias, les ministres n’ont à la bouche que la violence des enfants et des jeunes et que tout le monde glose sur une prétendue montée fatale de la délinquance des mineurs, c’est un véritable souffle d’air frais que nous offre Bernard Defrance en recentrant cette problématique de la violence à l’école sur les causes et non sur les symptômes. Il intitule son livre “la violence à l’école” mais il traite avant tout et à juste titre de la violence de l’école.
Certes, il serait démagogique et contraire à la vérité de rendre l’école responsable de tous les dysfonctionnements sociaux, des “incivilités” (pour parler à la mode), des violences, voire des délits ou crimes commis par des élèves. Le lecteur trouvera ici tout un chapitre clair et net qui montre que la violence des élèves peut n’être qu’un reflet, ou plutôt une contre-violence, de la violence dont souffrent, dans des banlieues mortifères, les enfants, les adolescents et leurs familles depuis maintenant deux ou trois générations. Cette violence extra-scolaire n’est pas seulement économique, mais aussi sociale et politique. Passons sur l’architecture démentielle inventée pour tout, sauf pour ceux qui doivent y habiter. Insistons plutôt sur la violence invisible, muette et persistante des propriétaires, commerçants, syndics, policiers…, sur les mille et une façons qu’ils trouvent pour que « les pauvres n’oublient pas qu’ils sont pauvres » (Salazar) ; personne n’ose le dire bien sûr, mais tout le monde le sait : absence d’entretien des immeubles, y compris des ascenseurs, non renouvellement des baux de location, charges locatives excessives et invérifiables, enlèvement des ordures ménagères déficient (ce qui permet aux bien-pensants de dire que les pauvres sont génétiquement sales…) ; sans parler des boutiques qui pratiquent des prix sans rapport avec la qualité, y compris sur la nourriture ; l’impossibilité pour les enfants et les adolescents de vivre leurs vies dans les appartements et espaces communs d’où ils sont chassés comme indésirables ; et aussi les vérifications d’identité au faciès, les gardes à vue humiliantes, les règlements stupides et draconiens, les vexations multiples subies dans les administrations ou services publics, dont les carences ont été mille fois dénoncées : combien d’habitants par guichet de poste par rapport aux beaux quartiers ? Et en ce qui concerne les transports : plus on est pauvre, plus la politique urbaine et la spéculation foncière éloigne des centres de ville, ce qui fait que les pauvres paient plus cher que les riches pour un service médiocre, quand il existe.
J’ai encore dans l’oreille la réponse – un peu vive ! – de Bernard Defrance au cours de je ne sais plus quel colloque où quelqu’un entonnait une fois de plus l’antienne de la “démission des parents” : « Certes, madame X. ne s’occupe pas de ses enfants : partie de chez elle à cinq heures de l’après-midi aux Bosquets à Montfermeil pour être à 19 heures dans les bureaux qu’elle va nettoyer jusqu’à 23 heures pour être de retour chez elle par le dernier train vers une heure du matin, elle n’est pas là quand ses deux fils qu’elle élève seule rentrent du collège, et n’a pas toujours la force de se lever le matin pour vérifier qu’ils partent bien à l’école avec leurs affaires. Au moins a-t-elle un travail qui lui permet juste de payer le loyer et de les nourrir… » Raisons économiques ? Chômage, travaux précaires ? Prix des loyers ? Oui, mais aussi décisions politiques : nos “ décideurs ” de tout poil ont voulu éviter que les barbares envahissent la ville…
« Ô lâches, dégorgez dans les gares !
Le soleil essuya de ses poumons ardents
Les boulevards qu’au soir comblèrent les Barbares ! »
(Arthur Rimbaud)
Pire encore que toutes ces contingences, la souffrance principale des enfants et des adolescents relève, à peine indirectement désormais, de tout le système qu’on désigne sous le nom de mondialisation, de la pseudo rationalisation du travail, la réduction obsessionnelle des dépenses, et l’accroissement sans limite du profit des actionnaires. La menace permanente du chômage, savamment organisé depuis les années 80, provoque l’humiliation des pères considérés comme des “lopettes” par leurs patrons (et du coup par leurs fils…) et auxquels un ministre ose reprocher de ne pas faire suffisamment “intégrer la loi…” aux rejetons turbulents ! Pire encore cette menace de chômage et les discriminations subies à l’embauche enlèvent toute perspective d’insertion honnête dans le monde du travail et dans la société, non seulement à ceux qui en sont éjectés, mais aussi à ceux qui ont réussi à boucler leur scolarité. De jeunes majeurs, redoublants récidivistes, moisissent sans fin dans les dernières classes, uniquement pour les “allocs”… Comment exiger d’eux un travail assidu, la soumission au maître ou même l’obéissance à un règlement ? Et comment s’étonner qu’une petite minorité de cette jeunesse sacrifiée se lance à corps perdu dans la violence et aussi dans “l’école” parallèle des bandes, dans les trafics d’héroïne ou d’ectasy qui permettent de rouler en béhème et de devenir l’idéal du moi des petits frères ?
Certes, on m’objectera que ce tableau, à peine noirci, risque de conforter la position de certains enseignants qui disent que ce n’est pas à l’école de prendre en charge la misère des cités, de prendre à son compte la violence dont elle n’est pas responsable. Ces bons fonctionnaires restent adorateurs et partisans quasi religieux de “l’école-bulle” que ses hauts murs de couvent devraient protéger des turbulences et des méfaits des manants… Heureusement pour les enfants, les jeunes et le pays, nombreux sont ceux qui rejettent ce point de vue et pensent, comme l’auteur de ce livre, que l’école, certes incapable par elle-même de transformer le monde, peut et doit amortir, adoucir la souffrance de ces élèves qui y passent la moitié de leur temps hors sommeil ou presque… Comment ? Peut-être simplement d’abord par une meilleure écoute. Insuffisante certes, mais nécessaire pour toute évolution du système. Par le respect, qui ne serait plus exigence unilatérale opposée aux jeunes mais qui deviendrait le socle de toute vie scolaire dans son exigence de réciprocité. Comment encore ? C’est là qu’il faut lire le livre de Bernard Defrance : en appliquant quelques principes simples à énoncer mais difficiles à faire passer dans les pratiques. Vous lirez avec passion les pages concernant l’introduction des principes du droit et de la loi à l’école. Vous serez étonnés, comme je le fus à ma première lecture, de ne pas vous être aperçu vous-mêmes plus tôt de ce truisme apparent : l’école telle qu’elle est (et telle qu’elle a toujours été) n’enseigne pas l’obéissance aux lois mais la soumission de l’enfant à l’adulte, de l’élève au maître, de l’enseignant à l’inspecteur, c’est-à-dire la soumission à la loi du plus fort. Comment voulez-vous que, de cette écume d’infantilisation permanente, surgisse, telle Vénus hors des flots, un véritable citoyen ?
Cette mise en accusation, non démagogique, des fonctionnements scolaires n’empêche pas l’hommage qu’il faut rendre à une minorité grandissante d’enseignants qui, non seulement transmettent les savoirs, mais aussi éduquent, socialisent, autonomisent les élèves qui leur sont confiés. Enfin, et c’est là tout l’intérêt de ce livre, ces principes d’autonomisation, de construction d’une véritable citoyenneté, grâce à la transmission critique des cultures, ne sont pas sortis de la tête d’un théoricien mais de la paillasse même où se confrontent adultes et enfants dans cette éternelle expérimentation qu’est la classe. La preuve : la saveur qui émane des textes écrits par les élèves eux-mêmes qui ont eu la chance d’avoir l’auteur comme professeur de philosophie. Certes, ces textes ne sont pas tous spontanés, ils sont écrits sur demande, souvent expresse, de Bernard Defrance. Cependant leur authenticité ne semble pas devoir faire de doute. Et n’importe quel professeur qui écoute ses élèves peut en obtenir d’aussi forts, simples et vrais.
Devant le sombre tableau qui assimile aujourd’hui les jeunes à ce qu’on appelait au 19e siècle les “classes dangereuses”, il est légitime de poser une question inverse, a contrario de celle que l’on pose habituellement : non pas pourquoi la violence, mais pourquoi, tout compte fait, y a-t-il si peu de violences ? Pourquoi l’immense majorité des collégiens et lycéens, même dans les banlieues chaudes, se tiennent cois, font ce qu’ils peuvent pour suivre les programmes, travaillent, passent leurs examens, et respectent, au moins en apparence, leurs enseignants et la vénérable institution ? En effet, comme le montre le chapitre (réécrit depuis la première édition en 1988) où sont rapportés les résultats des analyses récentes sur la violence des jeunes, s’il est indéniable que le niveau et l’étendue des violences a augmenté depuis douze ans, cet accroissement est bien plus modeste que le prétendent à corps et à cris certains médias, une minorité d’enseignants pusillanimes et le ministre de l’Intérieur. Pour massifier l’apparence du phénomène, ils ne trafiquent pas, démocratie oblige, les statistiques, mais recourent à deux procédés :
Ø l’un, communicationnel : en s’appesantissant lourdement sur chaque incident, ou plutôt accident, ils prétendent tirer des enseignements sur la “ génération actuelle ” à partir de faits divers aussi monstrueux qu’exceptionnels, en offrant ainsi à l’opinion une perspective complètement déformée de la réalité ;
Ø l’autre, plus subtil, sémantique et juridique : en requalifiant les mauvaises actions des élèves, on élargit les domaines et compétences de la police et de la justice ; ainsi le bavardage, le chahut et les impolitesses deviennent “incivilités” (certains allant jusqu’à y inclure le refus de répondre à l’adulte, ce qui est pourtant une attitude non violente par excellence…), un problème naguère pédagogique, une fois signalé, entre dans les statistiques de la police et devient un trouble à l’ordre public, lequel, une fois pris en charge par le procureur, devient un délit. Alors qu’on déplore le laxisme ambiant, la justice devient de plus en plus sévère en contournant le juge des enfants et la loi de 1945 sur la protection de l’enfance, en multipliant les détentions provisoires et en condamnant, remplissant du coup les prisons largement au-delà de leurs capacités réglementaires. Ainsi deux courants allant en sens inverse donnent l’impression d’un raz-de-marée qui submergerait nos institutions : en même temps que la violence monte, la tolérance diminue avec comme but avoué, précisément, l’injonction de “ tolérance zéro ” tirée de la théorie new-yorkaise de criminalisation de la vitre cassée.
Bien entendu, il ne faudrait pas ici se méprendre : il n’est pas question de condamner, on ne peut même qu’approuver cette diminution de la tolérance à diverses formes de violence, et principalement dans la rupture de la loi du silence, de “l’omerta”, qui était jusqu’à une période récente la règle dans les établissements, concernant par exemple les bizutages, les harcèlements sexuels, voire les viols, et aussi, et surtout, les rackets, véritable plaie subie par des milliers d’enfants et de jeunes. Il ne s’agit pas non plus de nier l’utilité pour certains établissements des dispositifs de filtrage et de surveillance efficaces. Mais il est très important de dire ici que tous ces dispositifs de signalement, s’ils ne sont pas accompagnés, voire précédés, de véritables mesures préventives, c’est-à-dire éducatives, ne peuvent que fausser l’image de la réalité, affoler l’opinion et faire le lit d’une politique de plus en plus sécuritaire, sévère, et, finalement inopérante à longue échéance, avec le risque d’augmenter encore le phénomène qu’elle prétend réduire !
Qu’est-ce qui maintient donc ce phénomène de la violence des jeunes dans des limites relatives ? Je risque deux hypothèses, deux explications, l’une pessimiste, l’autre optimiste.
En premier lieu, il est probable que, chez ces jeunes “sauvageons” asociaux, plus souvent victimes de maltraitance et d’abandon que de laxisme, on sous-estime gravement l’étendue et l’importance de la dépression. On oublie que la plupart d’entre eux tournent leur agressivité (leur “haine” ?) contre eux-mêmes, bien plus que contre les autres jeunes et infiniment plus que contre les adultes. Le nombre impressionnant de suicides réussis (au moins 500 fois plus que d’homicides…) en fait foi. Et il faut y ajouter (et pas seulement pour les filles) la drogue, les accidents, suicides camouflés.
En deuxième lieu, et c’est ici plus rassurant, il est probable que la dernière barrière en effet contre la violence est constituée, enfin, par tous ces enseignants, ces conseillers d’éducation, ces infirmières, ces chefs d’établissements qui croient à la valeur de leur lourd travail, qui aiment les jeunes d’un amour oblatif, qui savent les écouter et les entendre, les intéresser, et qui acceptent, si besoin est, de leur tendre la main et de servir, non de “ psychothérapeute ” mais, comme le dit Boris Cyrulnik, de « tuteur de développement ». C’est grâce à eux que l’on trouve, en plein cœur des zones chaudes, des écoles havre de paix, où une équipe éducative cohérente, autour d’une direction imaginative et démocratique, parvient à instituer et maintenir, sans contre-violence, l’esprit citoyen et républicain. Là aussi, le dernier chapitre de ce livre montre qu’il n’y a aucune espèce de fatalité dans la violence, que des réponses, même fragiles et précaires, sont possibles. Mais aussi que ces réponses à la violence ne peuvent se construire qu’avec les jeunes eux-mêmes, que des adultes s’acharnent à arracher aux voies de la destruction des autres et d’eux-mêmes et auxquels ils font découvrir les joies des savoirs, de la réussite et de la rencontre des autres.
Stanislaw Tomkiewicz.