Un système en quête de
légitimité |
Quelques extraits |
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[…] Le système éducatif
français, et c’est le cas dans la plupart des pays développés, a perdu une
bonne part de sa légitimité. Il semble, comme les grands navires, aller sur
son erre, par la force acquise, mais sans qu’aucun vent ne le pousse, et les
câbles qui relient le pilote au gouvernail sont si distendus que les
ministres qui se succèdent donnent des coups de barre dans le vide, avec
plus d’efficacité médiatique que réelle. […] (p. 10)
[…] Certes, l’éducation
est une question politique, gérée par un ministre responsable devant une
majorité parlementaire. C’est une question sociale, qui voit syndicats et
État-employeur s’opposer, ou cogérer un système. C’est une question de
société, qui passionne les intellectuels, prêts à s’étriper, au moins
métaphoriquement, pour ou contre « le collège unique ». […] (p. 11)
[…] Derrière les combats
pour ou contre la « loi Falloux », pour ou contre le financement de l’École
privée, pour ou contre la laïcité, se cachent évidemment d’autres combats,
pédagogiques, qui ne trouvent à s’exprimer que dans des slogans
simplificateurs, réducteurs, falsificateurs. […] (p 17)
[…] Le pouvoir est
paralysé, l’opinion est divisée, avec des préoccupations bien réelles, mais
illisibles hors contexte, et des mots d’ordre mobilisateurs, politiquement
dévastateurs, mais sans traduction dans la réalité quotidienne. […] (p 18)
[…] Quelques
intellectuels, brillants, mais rarement compétents, occupent la scène
médiatique. La seule question qui vaille : comment expliquer qu’ils puissent
à ce point se répéter, « enfiler les perles », témoigner d’une parfaite
méconnaissance de la réalité du système, et continuer d’avoir un peu de
succès ?
Quelques syndicalistes,
bien connus pour certains, moins pour d’autres, sont d’excellents
connaisseurs du « système Éducation nationale »… surtout quand ils parlent «
off ». Mais ils sont de plus en plus coupés de leur base, qui connaît très
mal le « mammouth ». Les enseignants n’ont aucune vision surplombante de la
machine qui les emploie. Dès lors, ceux qui ont l’ambition de les
représenter gardent pour eux, ou pour des publications confidentielles, une
bonne part de leurs analyses. […] (p 18/19) |
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Le collège unique n'existe
que dans les textes |
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[…] La question n’est pas
de savoir s’il faut maintenir le collège unique, qui n’existe que dans les
textes (…) et dont nous avons actuellement tous les inconvénients sans avoir
les avantages, elle est de savoir si les politiques, et l’administration,
peuvent en payer le prix. À l’évidence, ce n’est pas le cas.
Établir une véritable
unicité du collège supposerait que soient décrites toutes les stratégies
d’évitement, de la part des parents, des enseignants, et des équipes de
direction, qu’elles soient proscrites, et que leur éradication soit
vérifiée. […] (p. 33)
[…] Le système continue de
produire des élites. Mais en rusant avec les textes, ce qui n’est pas très
moral, en cassant l’uniformité de « l’École républicaine », ce qui est
politiquement condamnable, en privilégiant les enfants des parents informés
des astuces du « mammouth », en clair les enfants d’enseignants, ce qui est
difficilement justifiable aux yeux de l’opinion. D’ailleurs, si
l’établissement ne triche pas, les agents immobiliers le font très bien. Ils
vous louent, paraît-il, je ne l’ai pas vérifié, un morceau de couloir dans
un immeuble situé à proximité d’un « bon » collège ; EDF vous loue un
compteur, installé dans le couloir. Aucun fil n’en sort et la consommation
est égale à zéro, mais la quittance de loyer et la facture d’EDF suffiront,
pour peu que le dossier scolaire de votre gamin ne soit pas catastrophique,
à l’inscrire ailleurs que dans « le bahut pourri » de votre secteur
scolaire. Même si ce type de pratique reste exceptionnel, la proximité d’un
« bon » collège constitue un excellent argument de vente, et fait monter le
prix du mètre carré.
La plupart des collèges
trichent avec la bénédiction tacite des autorités. […] (p. 32)
[…] Quel a été le
raisonnement des politiques et des administratifs qui ont voulu, et ont géré
cette réforme du collège ? Il est assez simple : les structures façonnent
les comportements, un changement de structure changera les comportements,
des enseignants comme des élèves. C’est en partie vrai, mais un peu court.
[…] (p 30)
[…] Et surtout, nul ne
peut se contenter d’une réussite statistique. L’école ne produit pas des
flux ni des stocks de diplômés. Elle forme des individus. Et c’est
évidemment là que le bât blesse, et que la pensée politico-administrative a
été un peu « courte ». Une réforme de structure suppose une réforme des
façons de faire, de la pédagogie. Mais laquelle ? Le slogan des années 1980,
« travailler autrement », a fait long feu. Personne n’a pu dire ce qu’il
signifiait. […] (p. 35) |
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Enseignant : une profession
libérale salariée ? |
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[…] Difficile de trouver
un personnel qui conjugue aussi mal les vertus contradictoires du sens de la
hiérarchie et de la liberté de jugement, même si la qualité intellectuelle
de beaucoup d’entre eux compense de fait cette faiblesse congénitale. […]
(p. 39)
[…] Les maillons de la
chaîne hiérarchique sont faibles. Les logiques et les légitimités sont
politiques, universitaires et administratives. Le ministre est un politique.
Le recteur tire sa légitimité du politique, mais le lien est rapidement
distendu, et de son titre universitaire, qui le dispose pourtant bien peu à
exercer des responsabilités administratives : être un bon spécialiste de
Shakespeare, ou de biologie moléculaire ne dit rien des qualités que l’on a,
ou que l’on n’a pas, pour négocier avec le Conseil régional la carte des
formations, ou pour recevoir une délégation syndicale et lui présenter une
réforme à laquelle on n’est pas obligé de croire. L’inspecteur d’académie
est un administratif, parfois un pédagogue, il connaît les arcanes du
système, qu’il gère à petits bruits. […] (p41)
[…] Quant à la proportion
des enseignants qui connaissent vraiment les programmes officiels des
disciplines qu’ils enseignent n’est pas très élevée : ils en connaissent
surtout la traduction qu’en ont faite les manuels qu’ils utilisent. Plus
d’un enseignant déclare volontiers qu’« il exerce une profession libérale
salariée ». Il n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience, et à l’inspecteur
pédagogique, qui vient en moyenne le voir une fois tous les cinq ans
environ. […] (p. 44/45)
[…] L’inspecteur
pédagogique, qu’il soit « général » ou « régional » a sa « cour », sa garde
rapprochée. Mais elle ne concerne qu’un tout petit nombre. Le reste va comme
il peut. Quant aux vraiment mauvais, aux nuisibles, aux dangereux, nul ne
sait trop qu’en faire. Longtemps, les pédophiles, c’était vrai dans le
second degré comme dans le premier, étaient discrètement admonestés et «
déplacés ». […] (p. 45)
[…] Les rectorats tentent
de se doter de directions des « ressources humaines ». Les mieux organisées
et les plus volontaristes de ces services proposent leur aide aux
enseignants qui se sentent « fatigués », mais elles ne peuvent rien pour
ceux qui ne demandent rien. […] (p. 46)
[…] L’administration, au
sens large, ne dispose donc que d’un pouvoir limité sur les enseignants les
plus mauvais, et n’a que quelques hochets à offrir aux bons, ou du moins
ceux qu’elle considère comme tels. […] (p. 47)
[…] il faut se demander
pourquoi les enseignants ne protestent pas. Et si, fondamentalement, ils
n’avaient pas envie d’être « gérés » ?
Un pouvoir
inefficace n’a pas les moyens d’être bienveillant, il n’a pas non plus ceux
d’être malveillant. Et beaucoup, à peser le pour et le contre, ont fait leur
choix. Reste à
savoir si, dans ces conditions, l’Éducation restera longtemps nationale.
Elle est en voie d’atomisation. Chacun, au prétexte qu’il est encadré par
des programmes nationaux qu’il respecte plus ou moins, fait ce qu’il lui
plaît, tout en se plaignant de sa grande solitude. Comment restaurer, ou
instaurer, un pouvoir dont le plus grand nombre pourra supposer qu’il sera
plutôt bienveillant que malveillant ? Il y faudra plus d’un ministre. […]
(p. 48) |
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Au "centre" ? une triade
élève-enseignant-savoir |
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[…] Mettre l’enseignant au
centre n’est pas une formule magique plus efficace que « l’élève au centre »
ou « le savoir au centre ». Tous les pédagogues savent qu’au « centre » se
trouve une triade : « l’enseignant, l’élève, le savoir », selon la formule
de Jean Houssaye. Sans le savoir, l’élève n’est qu’un enfant, et
l’enseignant n’est qu’un adulte, éventuellement éducateur, parfois (rarement
heureusement) pédophile, et leur relation est placée sous le sceau de
l’affectif. Sans l’élève, l’enseignant est un autiste, qui blanchit son
tableau noir de formules, ou qui soliloque en chaire sans se soucier de
savoir comment ses élèves s’approprient le savoir qu’il leur donne, ni ce
qu’ils en font. Et si le professeur n’occupe pas toute sa place, les élèves,
entre pairs, en admettant qu’ils aient accès au savoir via Internet ou tout
autre moyen, ne peuvent mettre en perspective les connaissances qu’ils
acquièrent. « Mettre l’enseignant au centre » n’a donc en soi pas de sens,
sinon de rappeler que toute réforme suppose l’adhésion d’une part
significative d’un corps professoral par nature inquiet, parce que dans une
situation par nature difficile. […] (p. 57/58)
[…] Un enseignement
entièrement individualisé serait, politiquement, une catastrophe. L’absence
d’individualisation le serait aussi. Nous attendons des hommes politiques
qu’ils nous disent quel pourrait être le bon équilibre entre le collectif et
l’individualisation. La question des moyens aurait dès lors un sens. […] (p
68)
[…] Les enseignants
peuvent prendre en charge des groupes à géométrie variable, et réellement
donner à ces lieux une dimension d’enseignement, inscrire les enfants dans
une logique scolaire et dans une logique de progrès, qui n’est pas celle des
professionnel(le)s du soin. On s’en veut de proférer de telles banalités,
d’énoncer d’aussi parfaites évidences. […] (p72)
[…] Les TPE avaient tout
contre eux. Bien que contestées par les syndicats, toutes les évaluations
sont positives. Les élèves sont intéressés. Les profs plutôt volontaires.
Il est donc faux de dire
que le système est bloqué, que les professeurs sont d’insupportables
conservateurs, incapables de bouger ni d’évoluer. […] (p. 82)
[…] L’innovation, quand
elle ne se cantonne pas à quelques établissements parallèles et marginaux,
quand elle ne reste pas dans le sanctuaire de la classe, quand elle ne se
limite pas au projet d’un groupe d’enseignants acculés à changer pour
survivre, est un puissant révélateur des pratiques tacitement acceptées, des
us et coutumes d’un système où les non-dits sont plus importants que les
textes réglementaires. L’innovation est un outil politique à manier avec
précautions. […] (p. 83/84) |
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L'orientation centrée sur
l'individu |
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[…] Les entreprises sont
capables de dire de quelles compétences elles ont besoin aujourd’hui, mais
incapables de dire de quoi demain sera fait. Est-ce le fait du capitalisme
libéral et des aberrations du marché ? Je laisse aux idéologues le soin de
trancher. […] (p. 96)
[…] L’orientation doit
donc se centrer sur l’individu en devenir envisageant son avenir. C’est
pourquoi les conseillers d’orientation scolaire sont « conseillers
d’orientation psychologues ». Reste à savoir si une même personne peut avoir
à la fois une bonne connaissance du système économique et des opportunités
qu’il est susceptible d’offrir dans quelques années, des métiers et des
compétences qu’ils requièrent, des systèmes de formation qui permettent
d’acquérir lesdites compétences, des systèmes de qualification qui
permettent de les voir reconnues, et la psychologie des adolescents. Poser
la question, c’est, à peu de choses près, y répondre. […] (p. 97/98)
[…] Nous avons poussé des
hauts cris quand les universités ont vu la demande exploser dans les deux
filières « psychologie » et STAPS (« sciences et techniques des activités
physiques et sportives »). Il n’y avait pas de débouchés. Effectivement. Pas
dans la société que nous avons construite. Peut-être dans la société que
veulent construire les générations qui seront, dans dix ans ou quinze ans,
aux commandes, une société plus attentive aux individus et aux corps. […] (p
101)
[…] À qui revient-il de
trancher, de dire à quoi demain doit ressembler ? En aucun cas à la seule
administration de l’Éducation nationale, via les consignes qu’elle peut
donner à ses conseillers d’orientation ; ou aux conseillers d’orientation,
du fait de la connaissance qu’ils ont, ou qu’ils croient avoir, de l’avenir
de telle ou telle filière ; ni aux professeurs de collège, qui assument une
bonne part de la responsabilité de l’orientation de leurs élèves. La
question est éminemment politique, et c’est à la société qu’il revient de la
trancher. […] (p. 101) |
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