Plaidoyer pour un vrai débat

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"Plaidoyer pour un vrai débat sur l’éducation"

Pascal Bouchard

Little big man, 141 pages, 13 €uros

Pascal Bouchard, après avoir enseigné, est, aujourd’hui, directeur de la rédaction de l’AEF (Agence Éducation Formation), la seule agence de presse spécialisée sur la jeunesse, l’éducation, l’enseignement supérieur, l’emploi et la formation professionnelle.

Il est membre du C. A. d'Éducation & Devenir.

 

Un système en quête de légitimité

Quelques extraits

 

[…] Le système éducatif français, et c’est le cas dans la plupart des pays développés, a perdu une bonne part de sa légitimité. Il semble, comme les grands navires, aller sur son erre, par la force acquise, mais sans qu’aucun vent ne le pousse, et les câbles qui relient le pilote au gouvernail sont si distendus que les ministres qui se succèdent donnent des coups de barre dans le vide, avec plus d’efficacité médiatique que réelle. […] (p. 10)

[…] Certes, l’éducation est une question politique, gérée par un ministre responsable devant une majorité parlementaire. C’est une question sociale, qui voit syndicats et État-employeur s’opposer, ou cogérer un système. C’est une question de société, qui passionne les intellectuels, prêts à s’étriper, au moins métaphoriquement, pour ou contre « le collège unique ». […] (p. 11) 

[…] Derrière les combats pour ou contre la « loi Falloux », pour ou contre le financement de l’École privée, pour ou contre la laïcité, se cachent évidemment d’autres combats, pédagogiques, qui ne trouvent à s’exprimer que dans des slogans simplificateurs, réducteurs, falsificateurs. […] (p 17)

[…] Le pouvoir est paralysé, l’opinion est divisée, avec des préoccupations bien réelles, mais illisibles hors contexte, et des mots d’ordre mobilisateurs, politiquement dévastateurs, mais sans traduction dans la réalité quotidienne. […] (p 18) 

[…] Quelques intellectuels, brillants, mais rarement compétents, occupent la scène médiatique. La seule question qui vaille : comment expliquer qu’ils puissent à ce point se répéter, « enfiler les perles », témoigner d’une parfaite méconnaissance de la réalité du système, et continuer d’avoir un peu de succès ?

Quelques syndicalistes, bien connus pour certains, moins pour d’autres, sont d’excellents connaisseurs du « système Éducation nationale »… surtout quand ils parlent « off ». Mais ils sont de plus en plus coupés de leur base, qui connaît très mal le « mammouth ». Les enseignants n’ont aucune vision surplombante de la machine qui les emploie. Dès lors, ceux qui ont l’ambition de les représenter gardent pour eux, ou pour des publications confidentielles, une bonne part de leurs analyses. […] (p 18/19)

 

Le collège unique n'existe que dans les textes

 

 

[…] La question n’est pas de savoir s’il faut maintenir le collège unique, qui n’existe que dans les textes (…) et dont nous avons actuellement tous les inconvénients sans avoir les avantages, elle est de savoir si les politiques, et l’administration, peuvent en payer le prix. À l’évidence, ce n’est pas le cas.

Établir une véritable unicité du collège supposerait que soient décrites toutes les stratégies d’évitement, de la part des parents, des enseignants, et des équipes de direction, qu’elles soient proscrites, et que leur éradication soit vérifiée. […] (p. 33)

[…] Le système continue de produire des élites. Mais en rusant avec les textes, ce qui n’est pas très moral, en cassant l’uniformité de « l’École républicaine », ce qui est politiquement condamnable, en privilégiant les enfants des parents informés des astuces du « mammouth », en clair les enfants d’enseignants, ce qui est difficilement justifiable aux yeux de l’opinion. D’ailleurs, si l’établissement ne triche pas, les agents immobiliers le font très bien. Ils vous louent, paraît-il, je ne l’ai pas vérifié, un morceau de couloir dans un immeuble situé à proximité d’un « bon » collège ; EDF vous loue un compteur, installé dans le couloir. Aucun fil n’en sort et la consommation est égale à zéro, mais la quittance de loyer et la facture d’EDF suffiront, pour peu que le dossier scolaire de votre gamin ne soit pas catastrophique, à l’inscrire ailleurs que dans « le bahut pourri » de votre secteur scolaire. Même si ce type de pratique reste exceptionnel, la proximité d’un « bon » collège constitue un excellent argument de vente, et fait monter le prix du mètre carré.

La plupart des collèges trichent avec la bénédiction tacite des autorités. […] (p. 32)

[…] Quel a été le raisonnement des politiques et des administratifs qui ont voulu, et ont géré cette réforme du collège ? Il est assez simple : les structures façonnent les comportements, un changement de structure changera les comportements, des enseignants comme des élèves. C’est en partie vrai, mais un peu court. […] (p 30)

[…] Et surtout, nul ne peut se contenter d’une réussite statistique. L’école ne produit pas des flux ni des stocks de diplômés. Elle forme des individus. Et c’est évidemment là que le bât blesse, et que la pensée politico-administrative a été un peu « courte ». Une réforme de structure suppose une réforme des façons de faire, de la pédagogie. Mais laquelle ? Le slogan des années 1980, « travailler autrement », a fait long feu. Personne n’a pu dire ce qu’il signifiait. […] (p. 35)

 
Enseignant : une profession libérale salariée ?  
 

[…] Difficile de trouver un personnel qui conjugue aussi mal les vertus contradictoires du sens de la hiérarchie et de la liberté de jugement, même si la qualité intellectuelle de beaucoup d’entre eux compense de fait cette faiblesse congénitale. […] (p. 39)

[…] Les maillons de la chaîne hiérarchique sont faibles. Les logiques et les légitimités sont politiques, universitaires et administratives. Le ministre est un politique. Le recteur tire sa légitimité du politique, mais le lien est rapidement distendu, et de son titre universitaire, qui le dispose pourtant bien peu à exercer des responsabilités administratives : être un bon spécialiste de Shakespeare, ou de biologie moléculaire ne dit rien des qualités que l’on a, ou que l’on n’a pas, pour négocier avec le Conseil régional la carte des formations, ou pour recevoir une délégation syndicale et lui présenter une réforme à laquelle on n’est pas obligé de croire. L’inspecteur d’académie est un administratif, parfois un pédagogue, il connaît les arcanes du système, qu’il gère à petits bruits. […] (p41)

[…] Quant à la proportion des enseignants qui connaissent vraiment les programmes officiels des disciplines qu’ils enseignent n’est pas très élevée : ils en connaissent surtout la traduction qu’en ont faite les manuels qu’ils utilisent. Plus d’un enseignant déclare volontiers qu’« il exerce une profession libérale salariée ». Il n’a de comptes à rendre qu’à sa conscience, et à l’inspecteur pédagogique, qui vient en moyenne le voir une fois tous les cinq ans environ. […] (p. 44/45) 

[…] L’inspecteur pédagogique, qu’il soit « général » ou « régional » a sa « cour », sa garde rapprochée. Mais elle ne concerne qu’un tout petit nombre. Le reste va comme il peut. Quant aux vraiment mauvais, aux nuisibles, aux dangereux, nul ne sait trop qu’en faire. Longtemps, les pédophiles, c’était vrai dans le second degré comme dans le premier, étaient discrètement admonestés et « déplacés ». […] (p. 45) 

[…] Les rectorats tentent de se doter de directions des « ressources humaines ». Les mieux organisées et les plus volontaristes de ces services proposent leur aide aux enseignants qui se sentent « fatigués », mais elles ne peuvent rien pour ceux qui ne demandent rien. […] (p. 46) 

[…] L’administration, au sens large, ne dispose donc que d’un pouvoir limité sur les enseignants les plus mauvais, et n’a que quelques hochets à offrir aux bons, ou du moins ceux qu’elle considère comme tels. […] (p. 47) 

[…] il faut se demander pourquoi les enseignants ne protestent pas. Et si, fondamentalement, ils n’avaient pas envie d’être « gérés » ?

Un pouvoir inefficace n’a pas les moyens d’être bienveillant, il n’a pas non plus ceux d’être malveillant. Et beaucoup, à peser le pour et le contre, ont fait leur choix. Reste à savoir si, dans ces conditions, l’Éducation restera longtemps nationale. Elle est en voie d’atomisation. Chacun, au prétexte qu’il est encadré par des programmes nationaux qu’il respecte plus ou moins, fait ce qu’il lui plaît, tout en se plaignant de sa grande solitude. Comment restaurer, ou instaurer, un pouvoir dont le plus grand nombre pourra supposer qu’il sera plutôt bienveillant que malveillant ? Il y faudra plus d’un ministre. […] (p. 48)

 

Au "centre" ? une triade élève-enseignant-savoir

 

 

[…] Mettre l’enseignant au centre n’est pas une formule magique plus efficace que « l’élève au centre » ou « le savoir au centre ». Tous les pédagogues savent qu’au « centre » se trouve une triade : « l’enseignant, l’élève, le savoir », selon la formule de Jean Houssaye. Sans le savoir, l’élève n’est qu’un enfant, et l’enseignant n’est qu’un adulte, éventuellement éducateur, parfois (rarement heureusement) pédophile, et leur relation est placée sous le sceau de l’affectif. Sans l’élève, l’enseignant est un autiste, qui blanchit son tableau noir de formules, ou qui soliloque en chaire sans se soucier de savoir comment ses élèves s’approprient le savoir qu’il leur donne, ni ce qu’ils en font. Et si le professeur n’occupe pas toute sa place, les élèves, entre pairs, en admettant qu’ils aient accès au savoir via Internet ou tout autre moyen, ne peuvent mettre en perspective les connaissances qu’ils acquièrent. « Mettre l’enseignant au centre » n’a donc en soi pas de sens, sinon de rappeler que toute réforme suppose l’adhésion d’une part significative d’un corps professoral par nature inquiet, parce que dans une situation par nature difficile. […] (p. 57/58)

[…] Un enseignement entièrement individualisé serait, politiquement, une catastrophe. L’absence d’individualisation le serait aussi. Nous attendons des hommes politiques qu’ils nous disent quel pourrait être le bon équilibre entre le collectif et l’individualisation. La question des moyens aurait dès lors un sens. […] (p 68) 

 […] Les enseignants peuvent prendre en charge des groupes à géométrie variable, et réellement donner à ces lieux une dimension d’enseignement, inscrire les enfants dans une logique scolaire et dans une logique de progrès, qui n’est pas celle des professionnel(le)s du soin. On s’en veut de proférer de telles banalités, d’énoncer d’aussi parfaites évidences. […] (p72)

[…] Les TPE avaient tout contre eux. Bien que contestées par les syndicats, toutes les évaluations sont positives. Les élèves sont intéressés. Les profs plutôt volontaires.

Il est donc faux de dire que le système est bloqué, que les professeurs sont d’insupportables conservateurs, incapables de bouger ni d’évoluer. […] (p. 82) 

[…] L’innovation, quand elle ne se cantonne pas à quelques établissements parallèles et marginaux, quand elle ne reste pas dans le sanctuaire de la classe, quand elle ne se limite pas au projet d’un groupe d’enseignants acculés à changer pour survivre, est un puissant révélateur des pratiques tacitement acceptées, des us et coutumes d’un système où les non-dits sont plus importants que les textes réglementaires. L’innovation est un outil politique à manier avec précautions. […] (p. 83/84)

 

L'orientation centrée sur l'individu

 

 

[…] Les entreprises sont capables de dire de quelles compétences elles ont besoin aujourd’hui, mais incapables de dire de quoi demain sera fait. Est-ce le fait du capitalisme libéral et des aberrations du marché ? Je laisse aux idéologues le soin de trancher. […] (p. 96) 

[…] L’orientation doit donc se centrer sur l’individu en devenir envisageant son avenir. C’est pourquoi les conseillers d’orientation scolaire sont « conseillers d’orientation psychologues ». Reste à savoir si une même personne peut avoir à la fois une bonne connaissance du système économique et des opportunités qu’il est susceptible d’offrir dans quelques années, des métiers et des compétences qu’ils requièrent, des systèmes de formation qui permettent d’acquérir lesdites compétences, des systèmes de qualification qui permettent de les voir reconnues, et la psychologie des adolescents. Poser la question, c’est, à peu de choses près, y répondre. […] (p. 97/98) 

[…] Nous avons poussé des hauts cris quand les universités ont vu la demande exploser dans les deux filières « psychologie » et STAPS (« sciences et techniques des activités physiques et sportives »). Il n’y avait pas de débouchés. Effectivement. Pas dans la société que nous avons construite. Peut-être dans la société que veulent construire les générations qui seront, dans dix ans ou quinze ans, aux commandes, une société plus attentive aux individus et aux corps. […] (p 101) 

[…] À qui revient-il de trancher, de dire à quoi demain doit ressembler ? En aucun cas à la seule administration de l’Éducation nationale, via les consignes qu’elle peut donner à ses conseillers d’orientation ; ou aux conseillers d’orientation, du fait de la connaissance qu’ils ont, ou qu’ils croient avoir, de l’avenir de telle ou telle filière ; ni aux professeurs de collège, qui assument une bonne part de la responsabilité de l’orientation de leurs élèves. La question est éminemment politique, et c’est à la société qu’il revient de la trancher. […] (p. 101)