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Renaissance de l’autorité : prendre soin de tous et chacun
ESEN, oct.-nov. 2008 |
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Jean LAMBERT philosophe et anthropologue Centre d’Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux Centre National de la Recherche Scientifique - Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales http://ceifr.ehess.fr/document.php?id=162
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« Tu acquis à mes yeux cette dimension énigmatique qu’ont tous les tyrans, dont la raison fait autorité en vertu d’un droit fondé sur leur personne et non sur la pensée » Franz KAFKA, Lettre au père (1919) |
La différence majeurs/mineurs est fondamentale. Penser que le rapport politique de l’Etat aux citoyens adultes est comparable à la relation pédagogique de l’adulte à l’enfant, c’est l’erreur du paternalisme et de l’infantilisme, c’est un déni de démocratie. Le rapport politique des égaux n’est pas celui, dissymétrique, pédagogique du soin des générations. La politique commence quand l’éducation est achevée. Il faudra s’en souvenir pour différencier le rapport des cadres aux adultes, aux professeurs, du rapport au élèves. |
Notre culture gréco-romaine perçoit dans l’autorité un bien, la nécessité d’un principe structurant : c’est le dépôt des ancêtres qui se transmet (en fait toute culture cultive ses ancêtres). D’où le rappel à l’autorité quand elle paraît décliner comme aujourd’hui, rappel inefficace s’il reste incantatoire, et faux s’il ne précise pas ce qu’il vise. Le déclin de l’autorité demeure une opinion conservatrice, et se trompe de diagnostic sur l’Ecole, s’il ne mesure pas dans quelle insouciance globale, dans quelle incurie est tombé le soin que toute génération doit prendre de la suivante. Quand on devient cadre de direction ou d’inspection, on affronte un premier changement de rôle. Et il est utile de se souvenir que toute l’éducation occidentale a fait effort pour se délivrer de la forme abusive de l’autorité liée aux personnes (comme l’esclavage, l’allégeance et la propagande, cf. l’argument d’autorité « Aristote l’a dit !» moqué par Rabelais) pour lui opposer la critique par l’expérience et le débat de la raison, qui construit l’autorité par la loi et l’argumentation. Au lieu de la soumission à une personne, même éminente, qui fait qu’un homme appartiendrait à un autre homme (nexus, lien antique et médiéval), un lien impersonnel, l’obéissance volontaire à une règle partagée et transmise, une loi commune qui oblige. Mais le nouveau cadre affronte aussi et en même temps un nouveau monde, en plein bouleversements, où les repères de l’éducation républicaine sont mis en doute et combattus. Il ne peut plus imiter ses anciens seulement, il doit inventer une posture inédite dans un monde globalisé où les galopins prennent modèle sur des pirates sans règles. J’interrogerai quelques notions (anthropologie de l’autorité); j’examinerai les problèmes qui se posent pour des cadres de l’éducation (pédagogie de l’autorité); je chercherai comment elle s’acquiert et quelles sont ses dérives (politique de l’autorité). Mais à chacun de ces trois niveaux, après l’état de la question tel qu’il est reçu, j’esquisserai le point de vue critique d’hypothèses récentes.
I. ANTHROPOLOGIE : LE CONCEPT D’AUTORITÉ
A) Etat de la question
1) Vocabulaire des institutions indo-européennes Autorité, obéissance, pouvoir, commandement, hiérarchie désignent des rapports sociaux, avant d’être des notions morales, comme la responsabilité qu’elles entraînent. Il faut donc revenir au Vocabulaire des institutions indo-européennes (1969) du linguiste E. Benveniste. En gros ces notions ont toutes rapport au sacré (l’autorité va au dépositaire des choses saintes) et pour s’en protéger elles se réfèrent au conseil. Ce qui indique le chemin à suivre pour laïciser ces notions : prendre conseil pour éviter de sacraliser l’autorité. Sinon, on tombe dans le pouvoir, et dans la grande confusion actuelle entre autorité et pouvoir... Partons de hiérarchie : c’est hiéros-archia: commandement sacré. Hiéros est l’un des mots du sacré, sous sa forme puissante, vive, agitation puissante (du divin). Et archê c’est ce qui est en avant, à la fois le commencement, le principe, le fondement, et en même temps le commandement, le pouvoir, l’autorité. Car commander, c’est commencer, inaugurer, initier, mais c’est aussi transmettre une charge, donner en dépôt : quand l’historien Fustel de Coulanges (1864) définit la hiérarchie à Rome comme « la subordination des fonctionnaires les uns aux autres » (définition toujours actuelle tant nous sommes romains) il renvoie au transfert du principe de cette autorité. Et kraino, décider, (qui se trouve aussi bien dans hiér-archie que dans démo-cratie) signifie non seulement agir au sens plein (faire exister, réaliser, accomplir), mais aussi ratifier d’un signe de tête, sanctionner (kara, tête, caput dans chef). Donc l’idée de commencement, de tête, dans autorité, implique celle de sa référence. Et ce sera tout le problème de l’autorité: peut-on vraiment commencer tout seul, c’est à dire décider sans référence, sans écouter les avis et les usages ? Nestor conseille le roi Agamemnon dans l’Illiade, et définit l’acte de décider (krainein) : « Il te faut, plus qu’à quiconque, parler, prêter l’oreille, ratifier même la parole d’un autre, si son esprit l’incite à parler pour le bien ». On ne commande pas pour commander, on ne décide pas pour s’affirmer: il y a un bien commun, sacré, qui est visé, commun à ceux que la hiérarchie ou l’autorité relie au principe partagé. C’est pourquoi l’autorité doit prendre conseil. Il faut attendre la Renaissance pour que le pouvoir se détache clairement de l’autorité et de toute référence à un bien commun, et agisse en solitaire. Machiavel fixe ce moment (1513) quand le Prince doit se faire renard et lion pour viser comme seule fin: prendre et conserver le pouvoir. Le pouvoir devient une lutte permanente, une effraction, pour acquérir, conserver, mais aussi étendre son pouvoir ! Plus aucun progrès de l’histoire, pas de délivrance à attendre, de libérations cumulatives vers un sens: l’histoire se répète, au gré des passions humaines dont la politique est le champ. Efficacité, réussite, habileté, l’essentiel est de parvenir à ses fins quels que soient les moyens : notre actualité est cette caricature de Machiavel, qui croit que l’autorité « c’est tout ce qui fait obéir les gens ». M. Proust tient pour la plus belle scène de l’histoire du roman français la leçon de machiavélisme et de morale qu’administre un ancien forçat, promu abbé et ambassadeur du roi d’Espagne, à Lucien suicidaire dans Illusions perdues, III, de Balzac (1843)…
2) Autorité/pouvoir Spinoza (1661) tirera la leçon de ce divorce entre autorité et pouvoir : Autorité est ce qui augmente et dilate les puissances, le pouvoir est ce qui les contraint et les limite ; l’une procure la Joie et l’autre la Tristesse. L’autorité prend soin de la transmission de la culture à travers la différence générationnelle et le long terme. La culture diffère des savoirs, elle est une rencontre, que l’on reprend sans cesse, dans un mouvement de soi sur soi, tandis que des savoirs sont acquis une fois pour toutes. Toute autorité est donc spirituelle, ou morale. Tandis que le pouvoir est actuel et de court terme, et suppose la possibilité de son abus, de son excès de pouvoir qui est son destin, sinon il n’a pas le pouvoir. C’est pourquoi il appelle des contre-pouvoirs, et s’exerce toujours dans une concurrence de pouvoirs. Le pouvoir est matériel et contraignant. La prise de pouvoir est l’échec de l’autorité, laquelle s’accroît à ne pas user du pouvoir sans contre-pouvoirs...Le sénat à Rome a l’autorité, mais pas le pouvoir, comme le Judiciaire chez Montesquieu. L’autorité, c’est plus de peur que de mal…Le pouvoir, lui, fait toujours mal, même en démocratie..(le vent, le soleil, le pardessus)
Responsabilité/rupture de filiation Répondre ce n’est plus seulement assumer ses actes du passé devant quelqu’un (c’est moi qui l’ai fait) mais désormais assumer le futur de la figure du monde devant les générations. La responsabilité passe par une relation d’identification (primaire) aux parents avant 5 ans, indélébile, où l’adulte transmet la capacité d’intériorisation qui est la loi, à laquelle il s’est lui-même identifié à travers ses éducateurs, et ainsi de générations en générations. C’est pourquoi la question des ruptures de filiation est majeure (cf. enquête sur déscolarisation) : moins de 10% d’élèves très difficiles en établissement (élèves à problèmes, avec des prérequis, un environnement familial et social différents, et donc un investissement différent), c’est un effectif à mettre en regard de celui des enfants sans père (800000 naissances/an, 350000 hors mariage, reconnus à 80%, reste 70000 enfants sans père, soit moins de 10% d’une classe d’âge, JP Rosenczveig, tribunal de Bobigny). Chez l’enfant qui n’a pas encore accès au principe de réalité, cela suppose une transmission, qui repose elle-même sur une relation intergénérationnelle familière. Ses ascendants vivants lui transmettent l’expérience accumulée par les générations, qui le mettent en relation avec ses ascendants morts, et ce processus de transmission met en forme le principe de réalité sous les divers savoirs en quoi il consiste (vivre, faire, théorie) qui deviennent aussi objets du principe de plaisir. La responsabilité est celle de transmettre le principe de réalité comme accumulation encodée de l’expérience intergénérationnelle. En tant qu’intériorisation de ces représentations symboliques héritées, c’est la formation de l’attention (agencement de niveaux de rétentions, et d’attentes)
Décision/commandement En outre l’autorité de ceux qui sont responsables implique l’art créatif, innovateur, de la décision (toujours dans l’incertitude, sans garanties: « si je sais ce qu’il faut décider, je ne décide pas » J.Derrida), qui est le contraire de l’injonction (de consommer, d’imiter,...) Décider n’est pas vraiment le commandement (ordre d’exécution sans consentement) qui est toujours subalterne en un sens. Celui qui commande la réalisation effective, l’exécution, n’est pas celui qui a décidé en premier, mais un échelon d’exécution. Et donc le commandement reste assez irresponsable par définition, tandis que la décision seule est responsable.
Autorité/démocratie L’autorité est donc un rapport de type hiérarchique, une relation dissymétrique de personnes, reconnue par chacun dans sa légitimité. (La justesse de ce rapport sera le problème). La différence entre celle du professeur, qui est générationnelle, et de savoirs théoriques (dit-on), et celle du cadre, qui est fonctionnelle, n’est pas si grande pour commencer. On verra plus loin leurs différences. Mais il faut s’imprégner de cette vérité : « l’autorité ne peut être définie par aucune autorisation préalable » (institutionnelle, canonique, normée) mais procède seulement d’un désir qui s’y exprime ou qui s’y reconnaît : la volonté, l’attente, d’une vraie possibilité d’être tous ensemble, tous et chaque un de tous. « La démocratie ne dispose point d’autorité identifiable à partir d’un autre lieu et d’un autre élan. Et les mots communisme ou socialisme, ont porté l’exigence et la ferveur que le mot démocratie ne parvenait plus à nourrir » (J.-L. Nancy, Vérité de la démocratie p.29). Aujourd’hui ce désir d’être tous et chaque-un n’est plus porté par aucun mot...et défaille dans nos démocraties en trompe-l’oeil. Or le lien social est premier, la coexistence précède l’existence. Voici qui s’oppose aux pulsions des individualismes (<10% du social ?). Le souffle de la vie commune, l’entretien d’une atmosphère solidaire, est un bien privé et collectif qui ne se vit qu’à tous.
3) Qu’est-ce qui produit l’obéissance ? L’autorité implique une obéissance dans laquelle les hommes gardent leur liberté. C’est ce désir d’être tous et chacun qui produit l’obéissance parce qu’il ouvre un horizon d’attente. Et non la servitude volontaire où chacun se soumet à une puissance extérieure. Obéir à la loi, et non au despote, fait ne pas dépendre les hommes d’autres hommes. Mais suppose un sentiment de reconnaissance de l’instance hiérarchique, d’appartenance commune. Un premier clivage distingue sans doute les civilisations de la culpabilité par opposition aux civilisations de la honte. Le rapport à la loi est selon plutôt intérieur ou extérieur, la culpabilité et la responsabilité diffèrent, le rapport au mal est interne, ou projeté en relation persécutive à autrui, forment des différences majeures, qui perturbent aujourd’hui « l’intégration » culturelle. Notre autorité dans le monde indo-européen semble se distribuer selon les trois Fonctions idéologiques identifiées par le comparatiste G.Dumézil pour définir notre culture, Fécondité (3°F), Force (2°F), Souveraineté (1°F). Il y a trois sortes d’obéissances corrélées à trois sortes d’autorité (cf. la triple modalité du mariage, achat, rapt ou consentement mutuel). On peut obéir par intérêt, dans l’espoir d’un profit ou d’une récompense (3°F), ou par contrainte, dans la soumission à une force (2°F), ou par sa propre décision, par obligation, par contrat mutuel intériorisé, selon la loi (1°F). L’obéissance qui circule est un mélange de ces trois formes. Elle oscille entre carotte et bâton, sous l’autorité morale d’une loi. La différence majeurs/mineurs est fondamentale. Penser que le rapport politique de l’Etat aux citoyens adultes est comparable à la relation pédagogique de l’adulte à l’enfant, c’est l’erreur du paternalisme et de l’infantilisme, c’est un déni de démocratie. Le rapport politique des égaux n’est pas celui, dissymétrique, pédagogique du soin des générations. La politique commence quand l’éducation est achevée. Il faudra s’en souvenir tout à l’heure pour différencier le rapport des cadres aux adultes, aux professeurs, du rapport au élèves.
B) Point de vue critique actuel
cf. Bernard Stiegler, Prendre soin de la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008, lire le chp. 1 « La destruction de l’appareil psychique juvénile » p.11-36. Pour une histoire du concept en Occident, cf. H.Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité ? », 1958.
Dans quel contexte parlons-nous, et en vue de quoi ? {Je ne peux revenir sur la fin du Néolithique (maximisation du rendement pour une dépense minimale) qui atteint son terme démontrable en 1945, Hiroshima et la Shoah (M.Serres) quand la pulsion de mort, la plus commune des pulsions qui nous destine tous à la commune poussière, avait été choisie par les politiques technologiques d’Etat. Ni sur la succession des trois média de la mémoire: Ecriture, Imprimerie et Informatique, et des révolutions qu’ils entraînent en nombreux domaines (M.Serres)}. Mais je reviens sur le passage des sociétés disciplinaires du XIX° aux sociétés de contrôle du XX°, décrit par Foucault puis Deleuze, qui surplombe notre propos.} Depuis M.Foucault (Surveiller et punir, 1975) et la question des biopouvoirs, il s’agit moins désormais d’utiliser la population pour la production, que de la constituer en marché pour la consommation. Foucault avait décrit la genèse de l’Etat cheminant vers la révolution industrielle, la conquête du pouvoir par la bourgeoisie, la formation du capitalisme au XIX° analysée par Marx, où le souci est la production. Depuis la seconde moitié du XX°, il s’agit de révolutionner les modes d’existences humains (la bourgeoisie joue un rôle révolutionnaire dans l’histoire affirme Marx) voire de les liquider, comme modes de consommation, éliminant les savoir-vivre, pour une économie industrielle de services, dont les industries de programmes sont la base. G.Deleuze (Pourparlers, 1989) a montré que les sociétés de contrôle prennent la suite des sociétés disciplinaires décrites par Foucault, et nous y sommes: contrôle continu, permanent et omniprésent en tous lieux, et principalement des esprits par les psychopouvoirs (captation industrielle des consciences), visant la maîtrise planétaire des comportements, d’abord financiers. La science de base n’est pas seulement la cybernétique, qui n’en est que la technique, mais le marketing. Pour transformer les citoyens en parts de marché en utilisant le temps de cerveau disponible, il s’agit de faire des enfants des prescripteurs (c’est mon choix !), et les prescripteurs des parents, devenus de la sorte infantiles. Rien de moins que d’organiser la confusion des générations. D’une part en escamotant la généalogie ou le nom du père (être origine des choix, se fantasmer son seul auteur, son propre père), d’autre part en rendant les pères dépendants des fils. Ce qui détruit le soin intergénérationnel qui se nomme éducation (cf.Arendt, la crise de l’éducation comme frottement entre les générations between past and future). L’invasion en cours du marketing en pédagogie, cette guerre dans l’intelligence menée par les industries de programme, en niant la différence générationnelle, entraîne les troubles de l’attention, l’hyperactivité, les addictions et les violences qui font obstacle à l’autorité, on y reviendra.
Usages et ruses Mais les usages et les ruses font que ce contrôle ne contrôle pas tout. Car il y a deux niveaux de conduites, les conduites prescrites, rangées, et les conduites corsaires, vagabondes. Les premières s’effectuent selon les codes obligés des statuts et des rôles tenus (on enseigne, on inspecte, on dirige...). Les secondes opèrent aléatoirement comme des bricolages, des usages, des ruses. M.de Certeau les trouve aussi dans l’activité de lecture, ou mieux encore celle du passant en ville. Le lecteur tandis qu’il suit la syntaxe des phrases et la morphologie des mots ne comprend rien s’il se contente de cette linéaire attention au langage, s’il n’anticipe le sens (horizon d’attente) par une visée du texte, qu’il construit aléatoirement par un braconnage de prise d’indices, accompagné d’une quasi-rêverie lancée par les échos que ce discours éveille en lui. De même le promeneur subit les espaces quadrillés de la ville, son urbanisme, la distribution de ses monuments et de ses rues. Mais il s’invente des itinéraires plus rapides, ou plus tortueux, des parcours subjectifs et poètes, des chemins de traverse, et ne circule jamais selon la seule grammaire obligée. Toute l’intelligence actuelle de l’autorité se joue dans cet entre-deux, entre le contrôle abusif de la contrainte sociale qui rêve d’autoritarisme et de quadrillage policier, et l’observation ethnographique des francs-tireurs rusés que sont les acteurs réels. L’intelligence de cet entre-deux décide pour les cadres de l’éducation de la pertinence de leur autorité. |
Conclusions |
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Chacun est unique d’une unicité, d’une singularité qui oblige infiniment, et qui s’oblige elle-même à être mise en acte, en œuvre, en labeur. Chacun se destine à être auteur: l’autorité est ce qui autorise chacun à devenir auteur, incommensurable aux autres. Et la stricte égalité, la démocratie, est le régime où se partagent ces incommensurables. |
A l’EN, le sens de l’autorité est de prendre soin de tous et de chacun, de faire attention aux jeunes générations. L’autorité n’est pas sa propre fin, elle s’exerce pour la libération des jeunes générations, et la souveraineté de chaque unique. Notre plus vieille culture le répète sous diverses formes: cf. Genèse 22, ou Coran 37 etc. : la ligature d’Isaac, l’enfant échappe au père (yisraq signifie il rit), Oedipe réussi ! Toute l’histoire de l’art peint à contresens comme un assassinat de l’enfant cette preuve par l’absurde de la nécessité vitale du soin ! Cf. le fils perdu, Luc 15.
L’autorité n’est rien, que son propre exercice, car elle est ce qui autorise chacun à devenir auteur de soi-même et du collectif.
« Nous avons tous en commun d’être incomparables ». Cette formule de Jean-Luc Nancy nous sort du nihilisme. Elle introduit une inéquivalence nouvelle. Non pas la réduction sous la domination économique, celle des féodalités ou des maffias. L’individualisme libéral ne produit que l’équivalence des individus (fussent-ils nommés personnes humaines sous le régime des droits de l’homme). Or c’est l’affirmation de chacun que le « commun » doit rendre possible, qui renvoie à tous comme la possibilité et l’ouverture du sens singulier de chacun. Contrairement au « tout se vaut » (hommes, cultures, paroles, croyances...) il faut opposer un « rien ne s’équivaut » (sauf le monnayable, le stercoraire, cette merde financière qui peut tout contaminer). Chacun est unique d’une unicité, d’une singularité qui oblige infiniment, et qui s’oblige elle-même à être mise en acte, en œuvre, en labeur. Chacun se destine à être auteur: l’autorité est ce qui autorise chacun à devenir auteur, incommensurable aux autres. Et la stricte égalité, la démocratie, est le régime où se partagent ces incommensurables.
A vrai dire l’autorité n’est rien. Elle ne se dépose dans aucune personne, ne se figure en aucun contour, ne s’érige en aucune stèle. L’autorité n’est rien que son propre exercice. Elle est le suprême, l’ouverture infinie. Ni dieu, ni maître, aucun arrière-monde ne peut avoir le dernier mot. La démocratie exige que ce rien soit pris absolument au sérieux, dans l’infinité qu’il ouvre en pleine finitude. Démocratie vaut an-archie ici, absence de fondement déposé et imposé. Décider, ce propre de l’autorité, qui est la souveraineté du peuple, c’est d’abord la puissance de faire échec à l’archê, au fondement, au dépôt; et ensuite de prendre en charge, tous et chacun, l’ouverture infinie mise à jour (cf. c J.-L. Nancy et la souveraineté, in Vérité de la démocratie, 2008).
Jean LAMBERT
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* http://www.esen.education.fr/fr/ressources-par-type/conferences-en-ligne/detail-d-une-conference/?idRessource=899&cHash=8c715345ed&p=1 |