Nouveau site : http://www.educationetdevenir.fr/
Nos républicains seraient-ils schizophrènes ? Critique de la rhétorique anti-pédagogique* |
|
Michel Fabre
Agrégé de philosophie Professeur des universités en sciences de l’éducation Directeur du Centre de Recherche en Education de Nantes (CREN) |
Ouvrages - L'enfant et les fables, Paris PUF 1989. - Penser la formation, Paris PUF 1994 (traduction italienne). - Bachelard éducateur, Paris PUF 1995. - Situations-problèmes et savoir scolaire, Paris, PUF, 1999. - Jean-Jacques Rousseau: une fiction théorique éducative, Paris, Hachette, 1999 - Gaston Bachelard et la formation de l’homme moderne, Paris, Hachette, 2001. - Le problème et l’épreuve : formation et modernité chez Jules Verne, L’Harmattan, 2004. |
En France la thèse républicaine se fige en une gesticulation formelle qui n’a d’autre effet que d’enliser le débat scolaire. La rhétorique républicaine fait flèche de tout bois : culte du fait divers monté en épingle, colportage des rumeurs sans le moindre souci de vérification des sources, témoignages reçus sans critiques et enfin souvenirs personnels plus ou moins nostalgiques érigés à la dignité de faits historiques et opposés aux “charlataneries” des statisticiens. On ne traite d’ailleurs par mieux l’histoire que la sociologie. L’intégrisme républicain, contempteur du présent de l’école, peut tranquillement se fabriquer un âge d’or, une école parée de toutes les vertus républicaines. Les républicains accusent la gauche de trop aimer le monde qu’elle ambitionnait jadis de transformer. On pourrait dire d’eux qu’ils haïssent trop le monde pour tenter de le changer et même tout simplement de le comprendre. Le refus du temps et de l’histoire conduit au primat d’une argumentation formelle, à la fois impeccable et vide : un “géométrisme abstrait ” qui s’épuise dans une symétrie manichéenne, sans dialectique ni compromis.
|
|
NB Le "chapô" est de la seule responsabilité de la rédaction du site |
Le débat franco-français sur l’école piétine. Depuis l’essai de Milner (De L’Ecole 1984) et la réponse d’Antoine Prost (Eloge des Pédagogues, 1985), les mêmes problèmes sont ressassés : clôture ou ouverture de l’école, instruction ou éducation, savoir ou pédagogie, mise entre parenthèses ou prise en compte des différences. Comment comprendre cette répétition stérile ? Un sociologue décèlerait, sous l’âpreté du débat, des enjeux de pouvoir de type identitaire ou politique. Ce qui est en question est finalement de savoir qui est légitimement autorisé à parler de l’école ? Quel est désormais le statut des enseignants qui – jusqu’à présent – se concevaient comme des intellectuels plus que des professionnels ? Ou encore quelles doivent être les limites à la “ massification ” de l’école ? On peut cependant éclairer le débat d’un autre point de vue, celui de la rhétorique. Et tenter de comprendre pourquoi le débat piétine en référant les argumentations aux différents régimes de l’imaginaire tel que les définit Gilbert Durand. L’argumentation républicaine et les contre-argumentations des pédagogues s’opposeraint alors selon les deux régimes, diurne et nocturne de l’imaginaire. Ce qui expliquerait l’agressivité verbale des uns et la difficulté des autres à garder la face dans les controverses médiatiques.
Qui sont les partenaires du débat ? On se centrera sur la pensée des républicains, anti-pédagogues. Certes tous les républicains ne sont pas anti-pédagogues et tous les anti-pédagogues ne sont pas républicains ! On peut estimer qu’une critique républicaine de l’école telle qu’elle va (et des menaces du libéralisme) s’avère nécessaire sans partager la haine de la pédagogie et des pédagogues qui anime souvent l’intransigeance républicaine. |
Vous avez dit « parataxe » ! |
|
Le républicain Charles Coutel s’en prend aux pédagogues. Selon lui, la crise de l’école se reflète dans le langage et appelle une résistance « poétique ». La rhétorique des pédagogues effectue un nettoyage par le vide du vocabulaire républicain : plus “d’instituteur” ni “d’instruction publique” mais des “professeurs d’école” et une “éducation nationale” ! Cette “novlangue” impose le règne des tautologies consensuelles, telle l’expression “ apprendre à apprendre ” utilisée de manière incantatoire. Elle recourt à la parataxe, dans laquelle la juxtaposition des termes tient lieu d’explication. Toujours associer par exemple “pédagogie” et “différenciée”, emmène à ne plus pouvoir concevoir l’une sans l’autre. La parataxe - poursuit Coutel - cultive l’euphémisme : la crise de l’école devient « difficulté ». Elle réconcilie magiquement les contraires : ainsi tout parent devient parent “d’élève” ce qui cache une contradiction dans les termes. Enfin elle dénature les concepts en voulant les adapter : le projet d’établissement remplace le programme, l’apprentissage fondamental le savoir élémentaire, l’égalité des chances l’égalité des droits…
Cette critique du langage des pédagogues (qui n’est d’ailleurs pas sans intérêt) autorise par contre coup celle de la rhétorique républicaine et en fournit imprudemment la clé : si la pédagogie flirte avec la parataxe, les républicains cultivent l’amour de la syntaxe. Mais l’analyse doit être poussée jusqu’à son terme. Gilbert Durand nous l’a appris : toute rationalité s’enracine dans un fond imaginaire. Le concept résulte d’un processus de cristallisation de l’image. Et la rhétorique occupe précisément la place intermédiaire entre image et concept. Les figures de rhétorique constituent donc une sorte de prélogique entre imagination et raison, au point que chaque structure de l’imaginaire dicte au discours rationnel son articulation profonde.
Gilbert Durand distingue ainsi deux régimes de l’imaginaire : les régimes diurne et nocturne. Le régime diurne mobilise l’expression de la séparation (opposée à la confusion) et de la montée (opposée à la chute) et plus généralement de la distinction. Il valorise les principes logiques d'identité, d'exclusion et de contradiction. Ses structures sont de type schizomorphe et mobilisent les processus d'idéalisation, de coupure, de construction géométrique, d'antithèse polémique. Il s’agit ici de fuir l'irréversibilité du temps dans un désir d'éternité qui se manifeste à la fois par la construction de systèmes explicatifs anhistoriques et par des "gestes" héroïques. Le platonisme est - dans l'histoire des idées - la figure typique de ce régime. Et Victor Hugo et ses antithèses l’illustre sur le plan poétique. Dans le régime nocturne au contraire, il s'agira d'apprivoiser le temps. Au règne héroïque de l’antithèse va correspondre celui de l’euphémisme, d’où la tentative de se réconcilier avec l’histoire, par le récit par exemple.
Ma thèse est celle-ci : la syntaxe républicaine constitue une réalisation exemplaire du régime diurne. Elle a tous les traits d’un platonisme exacerbé, quasi-manichéen. Par ailleurs, les discours qui lui sont opposés relèvent du régime nocturne, Le débat piétine car la logique de l’euphémisme ne réussit qu’à exacerber celle de l’antithèse, ce qui relance le débat, de manière cyclique. |
La syntaxe républicaine |
|
La thèse républicaine renvoie à trois moments fondateurs : l’antiquité grecque, la révolution française liée aux Lumières et l’école de Jules Ferry. En grec, Ecole se dit “scholè ”, le loisir. Platon, Aristote, Augustin, ces bâtisseurs d’école, en sont les théoriciens. Le loisir n’est ni désœuvrement ni divertissement mais effort de pensée. Par rapport aux nécessités vitales, le temps du loisir se définit comme un “dimanche de l’esprit”. C’est un espace-temps quasi sacré en tout cas “séparé”. L’existence de loisir, débarrassée des contingences et des particularités de tous ordres, subsiste un résidu non nul, qui est précisément l’universel. Si l’on accepte de parler latin, ce résidu n’est plus une chose particulière mais bien une chose publique, une “res publica”. L’idée de république suppose donc de faire abstraction des intérêts particuliers pour s’élever à la considération de ce que les citoyens ont en commun et de ce qui, appartenant à tous, n’appartient à personne. Le lien entre l’idée de république et celle d’école apparaît si l’on veut bien considérer qu’elles désignent à chaque fois un mouvement d’abstraction, de séparation. Mais il y a plus. Les penseurs de la Révolution française et en particulier Condorcet soudent la république à l’école. Car seule l’instruction du citoyen peut empêcher la dégénérescence de la démocratie en démagogie. C’est ce qui autorise les intellectuels républicains à se définir comme “ conscience critique de la démocratie ”.
La syntaxe républicaine relie ainsi, dans un raisonnement sans faille, le moment éthique de la “scholè”, le moment politique de la “res publica” et le moment du savoir émancipateur. Comme telle, elle recèle un potentiel critique extrêmement puissant du libéralisme ambiant, tant dans sa forme strictement économique que culturelle (le post-modernisme). On connaît d’ailleurs la fécondité de l’idée d’émancipation, issue des Lumières, dans d’autres contextes culturels, comme celui des philosophes allemands de l’Ecole de Francfort, tel Jürgen Habermas par exemple. Rien de tel ne se produit en France car, précisément, cette thèse républicaine se fige en une gesticulation formelle qui n’a d’autre effet que d’enliser le débat scolaire. En atteste l’étude de quelques “ lieux ” privilégiés de la rhétorique républicaine, qui ne sont en réalité que de faux problèmes. |
Une antithèse indépassable : éducation ou instruction |
|
Pour l’intégrisme républicain, l’école relève de l’instruction seule à l’exclusion de toute finalité éducative. Les républicains, se réclamant de Condorcet, refusent d’abord l’idée d’un état éducateur. Alors que bien des révolutionnaires (comme Robespierre) prétendaient faire de l’école l’instrument d’une rénovation du peuple, Condorcet ambitionnait de “rendre la raison populaire” et donc de former, par une instruction fondée sur des savoirs purement rationnels, dépouillée de toute croyance et éloignée de toute espèce “d’enthousiasme ”, un citoyen éclairé, capable de décisions raisonnables pour le bien commun. Condorcet récusait ainsi tout culte de la raison et refusait que les droits de l’homme eux-mêmes soient enseignés comme un catéchisme. Fils spirituel de Descartes, il ne voulait faire fond que sur l’évidence rationnelle. On sait bien qu’une telle école de l’instruction seule n’a jamais existé. L’école de Jules Ferry, dont les républicains gardent la nostalgie, visait bel et bien la formation d’une nation républicaine et n’a cessé d’inculquer une morale laïque comme contrepoids aux morales confessionnelles. Le vœu de Condorcet de détacher l’école de l’exécutif en la mettant directement sous la tutelle de l’assemblée ne s’est, lui non plus, jamais réalisé. On peut certes trouver suspectes les tentatives éducatrices de l’Etat, mais on ne peut invoquer l’école de Jules Ferry comme un modèle d’indépendance envers l’état : Jules Ferry n’est pas Condorcet.
Les républicains intégristes reprennent également la distinction du philosophe Alain entre l’école de la raison (l’école proprement dite) et celle du sentiment (la famille), ils renvoient l’acte éducatif aux familles. Mais l’enfant ne peut devenir élève que sur le fond d’une socialisation minimale que beaucoup de familles, désormais, assurent mal. Qui s’en chargera, sinon l’Ecole ?
En réalité, la fausse opposition de l’instruction et de l’éducation se dissiperait si l’on acceptait de distinguer quatre sens du mot éducation : 1) l’idée d’inculquer par endoctrinement ou par conditionnement un “enthousiasme” quelconque, une “religion” d’état, fût-elle laïque ; 2) l’idée de transposer à l’école le modèle d’éducation domestique ; 3) l’idée d’instaurer une socialisation minimale, des règles de vie commune, conditions sine qua non de l’instruction et définissant quelque chose comme une “docilité” (au sens étymologique d’une disposition à se laisser instruire) ; 4) enfin l’idée que l’instruction est formation de l’esprit, ce que désigne d’ailleurs l’expression de “discipline scolaire”, et qu’elle permet donc - et elle seule - d’acquérir des “vertus” telles que la rigueur ou l’honnêteté intellectuelle. Ces distinctions auraient le mérite de sortir le débat des antithèses manichéennes et de faire entrevoir ce que pourrait être une éducation spécifiquement scolaire. Elles ne parviennent cependant pas à clore la controverse que relance toute réforme. Un seul exemple entre mille : la tentative d’instauration d’un tutorat au collège dans la réforme Legrand. Quand Louis Legrand parle d’aide méthodologique au travail scolaire, les Républicains entendent direction de conscience et hurlent à la laïcité ! |
Pourquoi tant de haine ? | |
L’opposition de la pédagogie et des savoirs relève du même traitement. Elle se nourrit à la fois d’un certain intégrisme élitiste de la “grande culture”, d’une incroyable ignorance de l’histoire de la pédagogie moderne et – il faut bien le concéder - de certaines maladresses réformatrices. Le débat, déjà lancé par Milner dans De l’Ecole, a connu un regain de vigueur avec la création des IUFM. Il s’est complètement sclérosé faute d’une suffisante analyse des deux termes en présence : savoir et pédagogie.
Les républicains radicaux, comme Milner, dénoncent la pédagogie sous sa forme théorique et pratique. La pédagogie théorique, (identifiée d’ailleurs ici aux sciences de l’éducation), se voit disqualifiée comme nulle et non avenue. Quant à la pédagogie pratique, les meilleurs enseignants s’en passent. Reste – selon Milner - une vulgate qui prétend réduire tout enseignement à une forme sans contenu. Ainsi, le pédagogue, prétend tout enseigner en ne sachant rien. Finalement, la pédagogie se réduit à la communication et à son idéologie : soif d’innovation, vacuité et finalement idolâtrie de l’enfance. Des républicains plus souples tolèrent bien de la pédagogie pour enseigner, mais ils la réduisent à un simple moyen de “faire passer” le savoir. Il s’agit en tout cas d’un art, voire d’un don et non d’une technique qui devrait s’apprendre par une formation spécifique. Toute autre conception relève d’un complot, sinon entre les gestionnaires, les syndicats et le christianisme de gauche, comme chez Milner, du moins entre les pédagogues et le pouvoir.
La moindre réflexion philosophique sur la pédagogie permettrait de récuser toutes les thèses de Milner. Qui veut raison garder devrait se rappeler que la pédagogie peut se dire en trois sens fondamentaux puisqu’il peut s’agir : 1) d’une doctrine (par exemple la pédagogie Freinet) ; 2) d’une réflexion sur l’action éducative en vue de l’améliorer ce que Durkheim nommait “théorie-pratique” ; 3) enfin et par extension de sens, de l’art d’éduquer ou d’enseigner. De doctrine, il n’en est pas question ici puisque Milner confond dans un même refus théorie pédagogique et science de l’éducation. Partons plutôt de l’idée de “théorie-pratique”. Pour Durkheim, la pédagogie est bien une théorie et non une pratique, mais une théorie non scientifique, réflexive, sur l’action et pour l’action. Elle consiste en l’enveloppement mutuel de la théorie et de la pratique par la même personne, sur la même personne. Peut-on, aussi facilement que Milner, refuser cette forme de réflexion sur l’action en vue de l’améliorer ? L’action éducative serait-elle le seul domaine qu’il soit interdit de penser ? Il est curieux qu’un pays qui s’efforce avec autant de vigueur de penser la pratique politique, déclare inutile toute réflexion sur l’action éducative par les éducateurs eux-mêmes. Au début du siècle, le sociologue Durkheim, dénonçait, en Sorbonne, le mépris des intellectuels français pour la pédagogie. Ce mépris est en réalité une réaction de caste. Aux véritables professeurs, la maîtrise d’une discipline donne une légitimité d’accès à l’espace public. Aux professeurs d’école, qui n’ont décidément plus les vertus des instituteurs de Jules Ferry, reste la pédagogie comme substitut à l’ignorance. Le régime diurne, dit Gilbert Durand, est d’essence hiérarchique. Il ne peut fonctionner qu’en opposant un haut et un bas, un noble et un vil et qu’en secrétant des distinctions qui signalent bientôt des castes. Le mépris “ républicain ” pour les instituteurs du « primaire » qui doivent compenser leur ignorance par le souci pédagogique de l'enfant n’est pas difficile à psychanalyser. |
Le savoir est sacré : n’y touchez pas ! |
|
Ce mépris de la besogne pédagogique est toujours la contrepartie d’une sacralisation du Savoir ou de la Culture, qui deviennent chez les intégristes républicains, des mots majuscules. Cette invocation serait la bienvenue pour rappeler la mission fondamentale de l’école, qui est de transmettre la culture d’une génération à l’autre, si elle ne s’accompagnait en fait d’une véritable pétrification du savoir.
Les républicains accusent les pédagogues de sacrifier la culture aux savoirs utiles en vue de l’adaptation à la société. Il y aurait donc d’un côté le souci de maintenir l’idée d’étude, comme intérêt désintéressé pour les chefs d’œuvre de l’humanité, et de l’autre la distribution d’un simple viatique. On étonnerait bien des républicains en leur montrant que les pédagogues ne sont pas les derniers à stigmatiser les errements utilitaristes de l’éducation nationale. Mais le débat gagnerait en clarté si l’on distinguait la valeur opératoire des savoirs de leur utilité pour la vie. Affirmer que tout savoir (même celui de la grande culture) est relatif aux problèmes qui lui ont donné naissance et à ceux qu’il permet en retour de poser ou de résoudre, n’est pas réduire le savoir à son utilité. C’est plutôt affirmer que savoir c’est “s’y connaître” - comme l’avait bien vu le philosophe Olivier Reboul - que ce soit en grec ancien, en jardinage ou en théologie. Ainsi, réclamer – comme le font les pédagogues - que l’école prenne en charge cette dialectique du savoir et des problèmes dans une pédagogie active, c’est exiger, non que le savoir scolaire devienne plus “pratique” ou plus “concret” comme on l’entend souvent, mais au contraire qu’il devienne enfin véritablement théorique. Car la théorie n’est pas, comme l’indique faussement son étymologie, un objet de contemplation, mais plutôt un ensemble d’outils intellectuels pour penser le monde et avoir prise sur lui.
Sans doute la confusion du savoir opérant et du savoir utilitaire, permet-elle aux républicains radicaux de récuser d’un trait de plume toute forme de pédagogie active en l’accusant de pragmatisme. Sans doute également autorise-t-elle certains pédagogues à opposer trop facilement la scolastique aux savoirs de la vie et pour la vie. Ces deux positions évitent l’inconfort de s’interroger sur le statut des savoirs scolaires. Or ce n’est pas en se bornant à célébrer la valeur inestimable du patrimoine culturel, ni du reste en se livrant aux incantations d’une pédagogie des motivations, que l’on redonnera sens au savoir scolaire. En lieu et place d’un tel travail épistémologique qui se poursuit d’ailleurs au sein des sciences de l’éducation, la rhétorique républicaine dénonce tout allègement des programmes scolaires avec les mots de l’avare protégeant sa cassette. Mais à quoi bon dénoncer le savoir marchandise du libéralisme si c’est pour en faire, à l’opposé, un trésor intouchable ? |
Séparez, s’il vous plaît ! |
|
Ce n’est pourtant pas les idées d’addition ou d’accumulation qui sous tendent la rhétorique républicaine, mais plutôt celles de soustraction ou de séparation.
Pour les républicains anti-pédagogues, l’école n’est pas la vie et doit se définir en rupture avec elle. A l’école l’enfant cède la place à l’élève. Toute particularité doit être laissée aux vestiaires de la classe : le dialecte régional, la religion, les croyances et jusqu’aux représentations s’il se peut. La pensée républicaine prétend reprendre ainsi le geste inaugural des Lumières que Kant définissait comme un arrachement à toute particularité, un devenir majeur, soit la capacité de s’élever à l’universel, ce qui nous fait homme et non français ou breton.
Si les utopies d’Ivan Illich sur la fin de l’école et son immersion dans la vie sont toujours susceptibles de renaître, parées de nouveaux atours technologiques, les pédagogues - eux - ont toujours réclamé une clôture scolaire. Même Rousseau qui rêve d’une pédagogie à l’air libre, n’en exige pas moins de son élève qu’il soit au moins symboliquement orphelin, c’est à dire libéré des influences de la famille comme de celle du monde et soumis sans réserve à l’autorité du précepteur. D’ailleurs, Rousseau envisage l’espace éducatif comme une île (celle de Robinson Crusoé) où la valeur des choses se mesurerait à leur usage. Mais comment concevoir ce lieu protégé de l’étude ? Comme un monastère où ne devrait entrer aucun bruit du monde ? Ou comme un lieu à la fois abrité et ouvert permettant de construire les outils intellectuels qui permettent précisément de penser ce monde et d’avoir prise sur lui ? Même dans l’école nouvelle le mot d’ordre de “ l’ouverture sur la vie ” n’a jamais signifié l’abolition des frontières. Il s’agissait essentiellement d’une attaque contre le formalisme des activités scolaires, la “ scolastique ” comme disait Freinet. En réalité, les pédagogues on toujours tenté de filtrer les influences du monde, ne serait-ce qu’en fuyant les villes vers les campagnes supposées moins corrompues. Mais comment former l’esprit critique sans l’exercer ? Comment émanciper sans permettre l’exercice du jugement ?
En réalité, la définition de l’espace scolaire exige bien de repenser le rapport de l’école et de la vie, non plus sous le registre de la coupure schizophrénique mais plutôt sous celui de la dialectique continuité / rupture héritée de Bachelard. C’est à quoi s’emploient les républicains pédagogues (il y en a !). Georges Snyders l’a magistralement exprimé sur le cas de la musique qu’il pensait exemplaire de tous les enseignements de l’école aujourd’hui : comment faire découvrir et faire aimer Mozart à des élèves qui n’aiment que le rap ? Certainement pas en les projetant d’entrée de jeu dans un univers qui leur est étranger, celui des chefs d’œuvre ! Certainement pas en les enfermant dans leur musique propre au motif que leur culture vaudrait bien la “grande culture”. Pour Snyders, toute école suppose une hiérarchie de valeurs et implique un panthéon de chef-d’œuvres, quelle que soit la part d’arbitraire qu’implique sa constitution. Y a t-il alors d’autre issue que de travailler la culture musicale première des jeunes en les emmenant à distinguer rap et rap (car même dans ce cas, tout ne se vaut pas !) et en essayant de les accompagner vers une musique d’une perfection plus grande, grâce à laquelle ensuite ils pourront mieux comprendre et évaluer leur culture première ? La proposition de Snyders est tout le contraire d’une démission. Mais elle exige que soient dialectisées les oppositions stériles entre l’école et la vie, l’opinion et la science, la culture « jeune » et la « grande culture ».
Il faut certes que l’enfant devienne élève, mais cela implique-t-il de refuser de considérer les particularités dont il faut s’affranchir ? Les pédagogues bachelardiens savent bien, par exemple, que la science ne se substitue pas miraculeusement à l’opinion sans un travail sur celle-ci. Bachelard recommandait de ne pas confondre commencement et fondement : il conseillait de prendre en compte l’enfant dans l’élève (ses représentations, ses opinions) non pour l’idolâtrer mais pour le purger au contraire de tout infantilisme. Et il concevait l’instruction comme une catharsis, comme une psychanalyse de la connaissance ou encore comme un travail sur les opinions, les représentations, afin que puisse naître quelque chose comme une pensée scientifique ou plus généralement une pensée appuyée sur des raisons. |
Courage, fuyons le réel ! |
|
Chez nos républicains anti-pédagogues, l’intégrisme de la séparation va de pair avec une fuite hors du réel. La rhétorique républicaine anti-pédagogue ne contribue pas à problématiser véritablement la question scolaire. Pour qu’une telle opération puisse avoir lieu, il faudrait que s’instaure une dialectique des faits et des raisons ou encore des données et des principes. En d’autres termes, les principes républicains ne pourraient servir de normes de jugement qu’en se confrontant à un réel suffisamment objectivé. Mais l’intégrisme républicain conteste aux sciences humaines toute légitimité. Qui dressera alors cet état des lieux de l’école que réclame le républicain Charles Coutel, pour savoir enfin qui sait ou ne sait pas lire en entrant en sixième ?
On connaît d’ailleurs le prix de cette ignorance des sciences humaines. Faute de lire les sociologues, les républicains intégristes en sont réduits à pratiquer un mauvais journalisme. La querelle autour des IUFM l’a bien montré, la rhétorique républicaine fait flèche de tout bois : culte du fait divers monté en épingle, colportage des rumeurs sans le moindre souci de vérification des sources, témoignages reçus sans critiques et enfin souvenirs personnels plus ou moins nostalgiques érigés à la dignité de faits historiques et opposés aux “charlataneries” des statisticiens. On ne traite d’ailleurs par mieux l’histoire que la sociologie. L’intégrisme républicain, contempteur du présent de l’école, peut tranquillement se fabriquer un âge d’or, une école parée de toutes les vertus républicaines : celle de Jules Ferry. Des historiens de l’éducation reconnus ont beau montrer, preuves à l’appui, que l’école de Jules Ferry éduque plus qu’elle n’instruit, qu’elle consacre l’inégalité fondamentale du peuple et de la bourgeoisie en instaurant un double réseau d’enseignement, que les passages d’un réseau à l’autre sont beaucoup plus rares qu’on ne le dit dans les familles où l’on a toujours un exemple d’ascension sociale à citer, rien ne peut détruire le mythe. Des républicains plus avertis de l’histoire ont beau parler du “filtre Ferry ” la majorité des argumentaires continuent imperturbablement à situer l’école de Jules Ferry dans le droit fil des Lumières et de Condorcet. N’y a-t-il pas là – comme le dénonce François Dubet - une fabrication de Chimères ?
Si la rhétorique républicaine traite si cavalièrement les faits, c’est que son intérêt est ailleurs. Son véritable terrain d’élection est celui du droit. Elle dit ce qui doit être et non ce qui est. Mais une véritable critique de l’école peut-elle s’effectuer sans connaissance suffisante de la réalité scolaire ? Que l’école ait affaire à des élèves et non à des enfants signifie certes que sa mission est différente de celle des familles. Cela n’interdit pas de s’interroger sur les conditions de possibilité effectives du devenir élève de l’enfant, ce qui est l’objet de la psychologie scolaire. Que l’égalité devant l’instruction soit un droit fondamental de la république, n’empêche pas d’examiner si et comment ce droit s’incarne en une égalité des chances. La rhétorique républicaine qui se veut l’héritière des « vraies valeurs de la gauche » aurait-elle déjà oublié la distinction marxiste des libertés formelles et des libertés réelles ? |
Ce qu’il fallait démontrer ! | |
Charles Coutel avait donc raison : la rhétorique républicaine relève bien de la syntaxe. Et cette syntaxe illustre superbement le régime diurne de l’imaginaire décrit par Gilbert Durand.
Il s’agit bien d’une fuite hors du temps présent dans un univers d’idéalités, d’une nostalgie de la pureté où les principes, le droit, n’arrivent jamais à embrayer sur des faits, ne serait-ce que pour les juger et les critiquer sur un autre mode que dénonciatoire. Les républicains accusent la gauche de trop aimer le monde qu’elle ambitionnait jadis de transformer. On pourrait dire d’eux qu’ils haïssent trop le monde pour tenter de le changer et même tout simplement de le comprendre. Cette haine du monde privilégie le schème de la séparation et refuse toute dialectique de continuité / rupture au profit d’une véritable coupure schizophrénique. Le refus du temps et de l’histoire conduit au primat d’une argumentation formelle, à la fois impeccable et vide, si caractéristique des écrits républicains. Il encourage un “géométrisme abstrait ” qui s’épuise dans une symétrie manichéenne, sans dialectique ni compromis. Il n’est donc pas étonnant que la figure maîtresse de cette syntaxe soit l’antithèse, laquelle selon Durand, exprime le conflit constant avec le monde et ses ténèbres. Le psychiatre Minkowski la décrivait comme “ un dualisme exacerbé dans lequel l’individu régit sa vie uniquement d’après ses idées et devient “ doctrinaire à outrance ”.
Ceux qu’on appelle tantôt “démocrates” et tantôt “pédagogues” et quelquefois les deux, n’auront de cesse de ramener les républicains aux faits sociologiques ou historiques ou encore aux humbles réalités pédagogiques, d’atténuer leurs systèmes d’oppositions, d’assouplir leurs antithèses. A l’opposition sèche de l’école moderne et de la société postmoderne, ils tenteront de substituer des dialectiques plus subtiles, des stratégies de continuité / rupture, voire des compromis. Bref, ils essayeront - mais très souvent en vain - d’instiller dans le débat un peu de cette rhétorique nocturne qui vise à réconcilier les oppositions dans le temps. Mais la clé des deux régimes de l’imaginaire permet d’expliquer également le fait que, dans ce débat, le mordant de l’attaque, l’esprit polémiste ou batailleur, soient toujours du même côté, du côté diurne de l’intégrisme républicain. C’est que l’euphémisme et l’antiphrase qui caractérisent la rhétorique nocturne, ne fonctionnent pas comme l’antithèse : ils affirment bien une valeur mais sans pour autant déconsidérer la valeur contraire. C’est que beaucoup de pédagogues sont aussi républicains !
Comment en est-on venu là ? Pourquoi ce débat stérile et fratricide alors qu’il y a urgence à mobiliser contre le libéralisme envahissant une critique philosophique et sociologique digne de ce nom et qui ne se trompe pas d’ennemi ? Tout le problème vient de ce que la voie du nocturne synthétique, la voie de la maîtrise du temps par le récit et le projet semble désormais barrée. C’était pourtant celle des « grands récits » de la modernité (les grandes philosophie de l’histoire de Condorcet, Kant, Hegel, Comte, Marx). Ces « grands récits » avaient réussi à réconcilier la pensée avec l’histoire. Or, l’héritage de la modernité historique et sa foi au progrès subissant les critiques (d’ailleurs largement justifiées) que l’on sait, il devient de plus en plus difficile d’habiter vraiment l’histoire et de l’investir de projets qui puissent dépasser la gestion à court terme. On peut d’ailleurs constater la faiblesse des propositions républicaines qui se résument souvent, en désespoir de cause, à consacrer le statu quo, à réclamer un moratoire des réformes, ou à exiger davantage de postes d’enseignants pour des classes moins nombreuses. Si donc le temps n’est plus ni habitable ni pensable, reste à se réfugier dans un manichéisme intemporel. C’est la faillite des grands récits de la modernité qui amène les républicains à devenir intégristes, faute de pouvoir rester positivistes, comme Jules Ferry, ou tout simplement de croire encore au progrès.
Tous les protagonistes du débat réclament pourtant un véritable projet politique pour l’école et ils ont raison. Un tel projet suppose l’élaboration d’une pensée authentiquement critique, parce que susceptible d’articuler les faits et les valeurs, d’une pensée réconciliée avec l’histoire et les sciences humaines…. et avec la pédagogie ! Républicains, encore un effort ! Au lieu d’écrire le mille et unième pamphlet sur l’école (qui certes se vend bien, n’en doutons pas !) donnez-nous s’il vous plaît une véritable pensée de l’école (à l’instar de celle de Dewey, de Durkheim, de Bachelard, ou de l’Ecole de Francfort).
Michel Fabre |
* Des versions plus longues et plus techniques de cet article sont parues sous le titre « Les controverses françaises sur l’école : La schizophrénie républicaine », dans la revue Education et Francophonie, Volume XXX, n°1 2002 (http://www.acelf.ca/c/revue/revuehtml/30-1/03-Fabre.html) et dans l’ouvrage Enseigner et libérer (direction Christiane Gohier), Les presses de l’université de Laval, 2002 |
Pour aller plus loin |
|
Coutel C., Que vive l’école républicaine ! Textuel, 1999. Dubet F., Pourquoi changer l’école ?, Textuel, 1999. Durand G., Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas 1969. Flammarion, 1999. Houssaye Jean, Daniel Hameline, Michel Fabre, Michel Soëtard, Manifeste pour les pédagogues, Paris, ESF, 2002. Kamboucher D., Une école contre l’autre, Paris, PUF, 2000. Lelièvre C et Nique C., La république n’éduquera plus : la fin du mythe Ferry, Paris, Plon, 1997. Meirieu Ph et Guiraud M., L’école ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997 Téléchargeable : http://www.meirieu.com/LIVRESEPUISES/ecoleouguerrecivile.pdf Meirieu Ph., Lettres à quelques amis politiques sur la république et son école, Paris, Plon, 1998. Téléchargeable : http://www.meirieu.com/LIVRESEPUISES/lettresamispolitiques.pdf Milner J_C., De L’école, Seuil, 1984. 1992. Prost A., Eloge des pédagogues, Paris, Le seuil, 1985 |