Lettre à un jeune professeur

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Lettre à un jeune professeur  :

Philippe Meirieu engage le débat…

 

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Présentation

 

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L'écart entre l'idéal et le quotidien :
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Bonnes feuilles

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Remarques

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Réponse de Philippe Meirieu

 

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La quête de l'efficacité :
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Bonnes feuilles

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Remarques

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Réponse de Philippe Meirieu

 

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L'élève au centre du système :
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Bonnes feuilles

 

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Construire un monde à hauteur d'homme :
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Bonnes feuilles

 

Échanges

 

 

Le dernier ouvrage de Philippe Meirieu, à paraître le 22 août, Lettre à un jeune enseignant (co-édition ESF – FRANCE INTER), prend un peu un caractère « testamentaire » puisque le directeur de l’IUFM de l’Académie de Lyon annonce qu’il ne sollicitera pas le renouvellement de son mandat. Son titre est explicitement inspiré de la Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke.

Ceux qui donnent dans la critique convenue du style « éducnat » ou, pire, d’un langage pédagogique jargonnant en seront pour leur frais. L’écriture est fluide rendant la lecture aisée et rapide, sans nuire à la profondeur de la réflexion et à la solidité de l’argumentation. Quelques flèches bien ajustées sont décochées vers ceux que notre ami Raymond Mallerin désigne sous le nom de « rétropenseurs », mais le propos de Philippe Meirieu n’est, à l’évidence, pas polémique.

 

Philippe Meirieu a fait l’amitié à Education & Devenir de l’autoriser à mettre en ligne, avant la parution (prévue pour le 22 août), des « bonnes feuilles ». Mais il a souhaité aussi que ce soit l’occasion d’ouvrir un débat. C’est ainsi que nous avons convenu du principe suivant : seraient mis en ligne deux extraits, assortis de remarques auxquelles l’auteur répondrait et un passage sur lequel l’accord était total. Inutile de dire que, sur ce dernier point, la matière était surabondante et le choix a été parfaitement arbitraire.[1]


 

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[1] Les commentaires « critiques » sont l’œuvre d’un responsable d’Education & Devenir avec l’apport modeste du responsable du site qui porte, en revanche, l’entière responsabilité du choix des extraits.

 

Cet échange peut et doit se poursuivre : toutes celles et ceux d’entre vous qui veulent réagir à cette page, à celles de la prochaine livraison du Monde de l’éducation qui comporte un long entretien avec l’auteur, et bien sûr à l’ouvrage lui-même, le peuvent sur notre site. Philippe Meirieu s’efforcera de répondre à vos commentaires.

Pour réagir cliquez sur l'enveloppe

 

 L’écart entre l’idéal et le quotidien
 

Voilà des choses qu’on ne dit guère et qui sont, pourtant, notre lot commun : nous vivons tous dans un écart, difficile à accepter, entre notre idéal et notre quotidien. Et nous en souffrons : plus ou moins ostensiblement, parfois en retournant la souffrance contre nous-même – « Je suis vraiment un incapable et je n’aurais jamais dû faire ce métier ! » - parfois en la transformant en agressivité contre « la pseudo démocratisation de l’École » et « la baisse du niveau encouragée par des politiques démagogiques » ! Croyez-moi : aucun professeur n’est à l’abri de ces plaintes. Et ne soyez pas culpabilisé d’y céder parfois. C’est l’inévitable revers de la médaille. Le verso de l’ambition lumineuse qui nous a fait choisir ce métier…

Je suis d’ailleurs le premier à comprendre – pour l’avoir souvent vécu – ce sentiment d’agacement devant ce qui nous apparaît comme des persécutions administratives dérisoires au regard de notre projet d’enseigner : « Monsieur Meirieu, vous n’avez pas rempli correctement le cahier de textes de la classe… Vous êtes en retard pour vos bulletins… Avez-vous oublié les dernières instructions ministérielles sur la grammaire ? Avez-vous pris la peine de convoquer les parents de cet élève ? De signaler cet autre au conseiller d’éducation et de voir l’assistante sociale pour évoquer le cas de ce troisième ? » Ou encore : « Monsieur Meirieu, vous n’avez rien fait pour la semaine de la presse à l’école, que pensez-vous faire pour la semaine contre le racisme ? Ne sous-estimez-vous pas votre rôle en matière d’éducation à la santé ? Vous semblez oublier nos responsabilités en matière de prévention routière. Et êtes-vous vraiment sûr que ce livre sur lequel vous apprenez à lire à vos élèves soit au programme ? » On finit par craquer ! Et, dans les moments de colère, par se demander si ceux qui sont chargés d’administrer notre institution n’ont pas d’abord pour objectif de nous empêcher d’enseigner ! […]

 

Et, sans doute, les responsables de la « machine-école » n’ont-ils pas vraiment pris la mesure de ce phénomène. On se demande même, parfois, s’ils ne rêvent pas d’une institution sans professeur : une sorte de self-service où les élèves seraient pris en charge, alternativement, par des ordinateurs et des intervenants extérieurs, avec évaluation en temps réel des compétences acquises et reventilation immédiate en « groupes provisoires et adaptés ». Les directeurs et les chefs d’établissements pourraient ainsi, à partir d’un diagnostic initial des élèves, piloter au plus près de l’efficacité immédiate, repérer au mieux les réfractaires et mettre en place les remédiations requises… sans avoir à s’encombrer des états d’âme de professeurs. […]

 

Je n’ai, pour ma part, pas la moindre inclination pour cette songerie technocratique qui évoque les tableaux les plus sombres de la science-fiction. Je reste d’abord professeur et, comme vous, je ne suis vraiment heureux que quand je m’approche un peu de ma source intérieure, quand je sors d’un cours avec le sentiment que « ça a marché »… Je sais bien qu’en avouant cela, je prends le double risque de la niaiserie et de la provocation. Niaiserie au regard des esprits forts des sciences dites humaines qui risquent de me ranger définitivement dans le camp des ringards : « Voilà que Meirieu se perd dans l’indicible… Un peu plus et il va nous faire une crise de mysticisme ! ». Provocation aux yeux des défenseurs des « savoirs disciplinaires » qui voient en moi un fossoyeur de la culture : « Après tous les discours qu’il a tenu sur le projet d’établissement et la pédagogie différenciée, comment croire à ce déballage indécent ? » Et pourtant, face à un jeune professeur, je persiste et signe : on ne construira pas une « école de la réussite de tous », comme nous y invitent les politiques, contre ce qui meut chaque professeur en son projet le plus intime. On ne la construira pas, non plus, sans les professeurs dans leur ensemble. En leur imposant de l’extérieur une série d’obligations déconnectées de leurs préoccupations premières et qu’ils vivent souvent comme des entraves à leur mission.

C’est pourquoi je défends l’idée iconoclaste selon laquelle il conviendrait que toute personne qui prend des responsabilités administratives ou pédagogiques garde un contact régulier avec des élèves : que le chef d’établissement continue à enseigner quelques heures par semaine dans sa discipline d’origine comme l’inspecteur et, même, l’inspecteur général. Que les fonctionnaires de l’administration centrale du ministère comme les recteurs et leurs collaborateurs continuent d’assurer des charges d’enseignement scolaire ou universitaire. […]

   

Quand on lit que le professeur Meirieu, du temps où il était dans le secondaire, se plaignait qu’on lui rappelle que le cahier de textes doit être rempli, que, si l’on veut que le conseil de classe bénéficie d’un minimum d’éléments d’information pour siéger correctement – avec notamment un véritable travail en amont du professeur principal et du chef d’établissement ou son adjoint qui préside –, il faut que les dossiers soient remplis en temps et en heure, on se demande si l’auteur ne pousse pas un peu trop loin le bouchon !

Plus globalement, en ciblant l’individu - « jeune professeur » - ne prend-il pas le risque de prêter le flanc à l’accusation de conversion aux délices de l’exercice libéral et solitaire du métier de professeur. La dimension collective, le nécessaire travail en équipe n’apparaissent pas dans cet ouvrage. En écho au rapport de Jean-Pierre Obin sur le métier d’enseignant, il consacre l’amour de la discipline comme une motivation essentielle d’entrée dans le métier. Mais l’événement pédagogique (la joie de faire partager son savoir aux élèves), qu’il cite à plusieurs reprises, peut conforter ceux qui croient encore à la vertu suffisante du talent individuel et récusent tout effort de formation au métier de professeur.

 
   
Réponse de Philippe Meirieu  :
 

Je comprends parfaitement que le chef d’établissement, l’administrateur ou le citoyen, tout simplement, puissent être agacés, voire choqués, par mes propos. Quand on place la réussite des élèves comme projet fondateur de l’Éducation nationale, on ne peut que condamner les états d’âme d’enseignants qui ne songent qu’au plaisir de professer et refusent de rendre des comptes sur les résultats qu’ils obtiennent comme sur leur implication dans le fonctionnement de l’institution scolaire ! Moi-même, j’ai, d’ailleurs, réagi longtemps ainsi, condamnant l’exercice « libéral » d’un métier qui refuse de se soumettre aux obligations administratives légitimes qui s’imposent à lui...

Mais, si je suis vraiment honnête avec moi-même, je dois bien avouer pourtant que, même quand j’ai exercé des responsabilités institutionnelles (j’ai été principal adjoint, directeur d’un département universitaire, directeur de l’Institut national de recherche pédagogique, puis directeur d’un IUFM), j’ai toujours trouvé l’essentiel de mes satisfactions personnelles dans le face à face pédagogique avec des élèves, des étudiants ou des stagiaires. Et il m’est souvent apparu que les obligations administratives – que, pourtant, je m’imposais et imposais à mes collègues en tant que responsable institutionnel ! – étaient des tâches plus ingrates… Ingrates ne veut pas dire inutiles, a fortiori absurdes : ce sont des tâches éminemment nécessaires. Mais il faut bien reconnaître que ce n’est pas pour « ça » qu’on a choisi ce métier. Pas plus que le médecin n’a décidé de son orientation professionnelle pour consacrer l’essentiel de son temps à remplir des dossiers ou l’artisan pour faire de la comptabilité…

 

Le syndrome de Lucky Luke

En réalité, tout métier comporte des tâches imposées par le fait qu’il s’exerce dans un service ou une institution que chacun des acteurs doit s’astreindre à faire fonctionner correctement. Or, j’ai bien conscience qu’il y a, chez certains professeurs – comme chez certains juges ou certains journalistes, d’ailleurs -, une fascination pour un exercice purement solitaire de leur mission… tel le « poor lonesome cow-boy » qui n’est encombré par aucune contingence et peut se livrer librement à sa passion… qui se plaint d’être seul et pauvre mais qui en fait aussi sa fierté… qui met sa liberté individuelle au-dessus de toute contrainte institutionnelle ! Il fait « ce qu’il doit », fidèle seulement à sa « conscience » et tient pour profondément méprisables les médiocrités de l’intendance… Cette vision des choses est, évidemment, très grave : c’est une vision d’avant l’émergence de l’État de droit, un retour à l’illusion selon laquelle on pourrait exercer son métier en dehors de tout cadre et récuser d’avance toutes les exigences du collectif… Cette conception, poussée à bout, rendrait d’ailleurs impossible toute organisation scolaire et contraindrait les professeurs qui s’y accrocheraient désespérément à quêter leur salaire en enseignant « librement » sur les places et les marchés ! Néanmoins, je suis convaincu que cette « posture » existe chez un nombre important de nos collègues (même si, en privé, à l’écart des journalistes et des oreilles « pédagogiques », beaucoup de ceux qui s’y tiennent conviennent qu’elle n’est pas sérieuse !). Je crois même que cette pensée régressive est devenue, ces dernières années, un fait dominant de la sociologie du corps enseignant. Qu’on lise la plupart des pamphlets anti-pédagogiques parus depuis vingt ans, qu’on regarde de près l’Enquête sur les nouveaux enseignants publiée l’an dernier par Agnès Van Zanten et Patrick Rayou (Bayard) et l’on y trouvera la confirmation de ce réflexe anti-institutionnel primaire… que j’appelle « le syndrome de Lucky Luke ».

Ainsi, les professeurs sont-ils passés d’une conception modérée et réaliste – « Je trouve l’essentiel de mes satisfactions dans ma relation d’enseignement à mes élèves… Mais je concède volontiers que je suis redevable de toute une série de tâches indispensables au fonctionnement et au progrès de l’institution. » - à une conception radicale, qui fait une étrange synthèse entre les valeurs de la République et le libertarisme le plus débridé : « L’administration m’impose une multitude de tâches qui m’interdisent de professer ! Or, je ne suis redevable qu’à la République de la qualité de mon enseignement… Pour le reste, je fais ce que je veux. Et ce ne sont pas les petits chefs que délègue l’administration centrale qui vont pouvoir me dicter ce que je dois faire ! » On en est même arrivé à ce paradoxe extraordinaire : les professeurs sont, en même temps, des anti-libéraux farouches sur le plan idéologique et des libéraux absolus sur le plan de leur comportement. Ce « miracle » est possible grâce à une simple équation : « L’État est libéral et impose, par la caporalisation qu’il met en place, un fonctionnement libéral de l’École… auquel il n’est possible de résister qu’en agissant individuellement – c’est-à-dire de façon libérale – au nom des principes intangibles – mais que je me donne le droit d’interpréter librement, en dehors du contrôle de toute institution – de la République ! »

 

Réinstaurer l’unité entre le pédagogique et l’administratif

Comment comprendre qu’on en soit arrivé là, même si je reconnais volontiers que tous les enseignants ne sont pas sur cette ligne ? Il me semble que ces excès sont dus, pour une part du moins, au sentiment qu’ont donné les « administrateurs » et les « réformateurs » – dont moi ! – d’écarter, voire de mépriser, ce que j’appelle « l’événement pédagogique ». Il me semble que la machinerie que nous avons mise en place a fini par éclipser, aux yeux de certains, ce qui reste essentiel, quoi qu’on en dise, dans le métier : le face à face pédagogique. Reconnaître cela, accepter l’idée que certaines tâches administratives peuvent être pesantes, que la machine à produire des textes officiels – la DESCO, pour ne pas la nommer – tourne parfois à vide et avec des personnes à mille lieues de la vie quotidienne de la classe… ce n’est pas jeter aux orties tout l’effort de démocratisation de l’institution scolaire. C’est juste le contraire ! C’est s’efforcer d’éviter ces rétractations stériles auxquelles nous assistons depuis quelques années.

Plus encore : avouer que certaines tâches sont difficiles, c’est demander à l’institution tout entière une aide pour les effectuer. C’est la raison pour laquelle j’ai milité et je milite toujours pour que ces tâches soient prises en compte dans les services, pour que l’institution elle-même n’envoie pas systématiquement aux enseignants un double message sous forme de double contrainte : « Nous vous payons pour dix-huit heures de cours par semaine et votre métier, c’est ça ! »… Et, en même temps : « En réalité, ce que vous faites de vos dix-huit heures de cours, nous ne voulons pas le savoir ; cela ne relève que d’un inspecteur qui vient vous voir une fois tous les huit ans… Mais, les bulletins, la présence aux concertations, la tenue du cahier de texte, le partenariat avec la police, les travailleurs sociaux et les associations du quartier, ça vous devez en rendre compte au quotidien ! »

Vous comprenez bien qu’en réalité, ce que je dénonce, c’est ce découplage entre « le pédagogique » et « l’administratif ». Je ne veux pas, comme certains, « redonner aux professeurs, contre les oukases de l’administration, le droit d’enseigner » (qu’ils n’ont jamais perdu !). Mais je ne veux pas, non plus, les enrégimenter dans des « projets d’établissements » technocratiques qui leur donnent le sentiment que la transmission des connaissances n’a plus d’importance dès lors qu’on s’acquitte soigneusement de ses tâches administratives et d’ « animation ». Je veux que la passion de transmettre et la vraie générosité qu’elle comporte s’incarnent, en même temps, dans la classe et dans l’établissement. Je voudrais que les réunions de professeurs ne se contentent pas de gérer « l’organisationnel », mais placent la transmission de la culture au cœur de leurs préoccupations, qu’on débatte enfin de ce que l’on enseigne et de comment l’on s’y prend, qu’on élabore des projets où les différentes disciplines entrent vraiment en interaction, qu’on se donne les moyens d’un suivi des élèves qui, loin de toute répétition stérile ou de toute velléité psychothérapeutique, puisse lever – parce qu’on est au plus près de « l’intelligence des choses » - les blocages et les incompréhensions.

Je ne récuse nullement le travail en équipe et j’en parle beaucoup dans le livre. Mais je l’inscris dans une démarche « au service de ». En soi, le travail en équipe n’est pas une valeur (on peut travailler en équipe pour asservir le monde !). Et l’imposer aux professeurs comme une panacée, en culpabilisant ceux qui n’y participent pas, n’est pas la solution. En revanche, partir d’un projet centré sur la transmission et mobiliser une équipe parce que le projet n’est pas réalisable autrement, voilà, à mes yeux, la bonne démarche. Et c’est une démarche dont j’explique, dans le livre, qu’elle doit s’incarner dans au moins deux domaines décisifs : l’interdisciplinarité et le suivi des élèves. Il me semble même que, dans ces deux domaines, je donne quelques moyens pour avancer, et aussi quelques exemples.

 

La quête de l’efficacité

 

 

Nul ne saurait décemment prétendre que l’institution scolaire doit renoncer à toute efficacité. Ni l’État et l’ensemble de la société civile, ni les contribuables et, a fortiori, les parents d’élèves, ni les directeurs écoles et les chefs d’établissement. Ni même les professeurs que nous sommes.

Au quotidien, d’ailleurs, nous sommes tous en quête d’efficacité. Et ce que nous nommons « didactique » n’est rien d’autre que la recherche par laquelle nous tentons de comprendre « comment ça marche » dans la tête d’un élève afin qu’il s’approprie au mieux les connaissances du programme. J’ai moi-même beaucoup travaillé dans cette perspective : j’avais été frappé, dès mes débuts, par le caractère stérile de nos injonctions habituelles – « Mais faites donc un effort pour comprendre ! » - et la vanité du seul renvoi à une activité censée résoudre tous les problèmes : « Faites votre exercice et vous comprendrez ! ». C’est ainsi qu’en me penchant sur les travaux des pédagogues et des psychologues, j’en suis venu progressivement à me demander : « Qu’est-ce que je dois précisément faire réaliser à mes élèves aujourd’hui ? Sur quels matériaux travailler et avec quelles consignes, pour que chacun d’entre eux accède aux connaissances que je veux lui transmettre ? » Un renversement apparemment anodin et, pourtant, essentiel. Ne plus se poser la question : « Qu’est-ce que je vais leur dire ? », mais : « Qu’est-ce que je vais leur demander de faire ? ». Et sans, bien sûr, renoncer au cours magistral quand c’est nécessaire, mais en s’interrogeant, là encore : « Comment mes élèves peuvent-ils en profiter au mieux ? Quels conseils pour soutenir leur écoute ? Quels exercices pour vérifier leur appropriation en continu ? » […]

Malgré ce que vous pourriez croire, il n’y a rien de vraiment nouveau dans ces propositions. C’est, en effet, Jules Ferry lui-même, dans un discours prononcé le 2 avril 1880, qui affirmait : « Les méthodes nouvelles qui ont pris tant de développement, tendent à se répandre et à triompher : ces méthodes consistent, non plus à dicter comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver. Elles se proposent avant tout d’exciter et d’éveiller la spontanéité de l’enfant, pour en surveiller et diriger le développement normal, au lieu de l’emprisonner dans des règles toutes faites auxquelles il ne comprend rien. » […]

L’efficacité ne se mesure qu’à l’aune des finalités. Et nous ne pouvons réduire notre travail éducatif à la poursuite des seuls effets que nous pouvons mesurer avec les outils traditionnels de l’évaluation scolaire.

Regardons précisément les dernières statistiques de l’enquête internationale de l’OCDE sur les performances des élèves de quinze ans*. Trois pays arrivent en tête : la Finlande, le Japon et la Corée du Sud. Avec des résultats à peu près comparables. Mais on ne peut s’en tenir là : il faut regarder, de près, comment ils s’y prennent. En Finlande, les élèves sont scolarisés dans des classes hétérogènes jusqu’à seize ans. Ils n’ont aucune note chiffrée, mais des évaluations qualitatives leur permettant d’orienter leurs efforts ; ils bénéficient de parcours personnalisés en fonction de leurs besoins et n’ont aucun travail à la maison. De plus, ils occupent une grande partie de leur temps scolaire à des recherches documentaires, seuls ou en petits groupes. Ils sont systématiquement encouragés à participer à des troupes de théâtre, à des chorales ou à des activités culturelles de toutes sortes. L’après-midi, les écoles restent ouvertes et accueillent des clubs d’astronomie, de reliure ou d’informatique qui réunissent élèves, parents, enseignants et habitants du quartier ou de la région… Au Japon ou en Corée du Sud, en revanche, après des études primaires assez semblables aux nôtres, les élèves sont triés à dix ou onze ans, de manière draconienne. Ils passent un examen d’entrée au collège et, s’ils sont reçus, sont soumis à un rythme scolaire d’une extrême dureté. De plus, la plupart d’entre eux doivent, pour réussir, prendre de nombreuses leçons particulières. Très vite, ils abandonnent toute activité extrascolaire pour ne vivre que dans l’obsession des bonnes notes. Le taux de dépressions et de tentatives de suicide augmente d’année en année…

Évidemment, il n’est pas question, ici, de diaboliser les systèmes éducatifs asiatiques et d’idéaliser la Finlande, dont les spécificités historiques et géographiques rendent le système difficilement transposable en France. Mais la question se pose : pouvons-nous, dès lors qu’il s’agit d’éducation, réduire l’évaluation de nos écoles et de nos établissements aux seuls indicateurs habituels de réussite scolaire ? 80% d’élèves au niveau du baccalauréat… pourquoi pas ? Mais, pourquoi pas, dans un régime qui se veut formateur à la citoyenneté démocratique, 80% des élèves qui auront été délégués de classes – et, donc, accompagnés et formés pour cela – au cours de leur scolarité ? 100% d’élèves ayant un niveau de qualification ? Évidemment ! Mais pourquoi pas, aussi, 10% d’élèves ayant eu l’occasion de faire une enquête, de préparer un dossier sur une question et de prendre la parole pendant une heure devant un groupe ? Une augmentation de 20% des élèves « atteignant en langue vivante étrangère le niveau B1 du cadre de référence pour les langues du Conseil de l’Europe » ? Qui pourrait s’y opposer ? Mais pourquoi pas une augmentation de 20% du nombre d’élèves entretenant une correspondance en langue vivante étrangère ? Ou une augmentation de 20% des élèves impliqués dans un projet artistique ou culturel ? Ou encore une augmentation de 20% du taux de fréquentation des bibliothèques et centres de documentation ? Qui ne voit que ces indicateurs de réussite pourrait être multipliés à l’infini ? Qui ne voit qu’aucun choix, ici, n’est innocent et que chacun d’entre eux renvoie, tout à la fois, à un projet d’homme et de société… qu’il promeut des pratiques pédagogiques spécifiques et s’appuie sur une conception implicite de notre métier ? Et qu’on ne dise pas que les objectifs alternatifs que nous proposons conduiraient à une baisse catastrophique du niveau : les exercices scolaires et les examens traditionnels n’ont pas le monopole de l’exigence de rigueur et de qualité. La recherche de la vérité, la pensée critique, la référence à l’histoire et à la culture, le souci de la précision et de la perfection peuvent parfaitement être au cœur de pratiques qui conjuguent accès à l’autonomie et formation à la citoyenneté ! […]

Impossible, aussi, de se contenter de défiler en criant que « l’École n’est pas une entreprise », si nous ne travaillons pas, de l’intérieur, à changer les pratiques d’évaluation pour nous dégager du marchandage scolaire qui nous renvoie effectivement dans le système productif : tant que la note restera un salaire pour un travail effectué plus ou moins volontairement et ne deviendra pas une indication pour se situer et progresser, l’École continuera, irrémédiablement, à basculer dans l’économie de marché.

Inutile, enfin, de stigmatiser les dérives libérales du système si l’on ne se bat pas contre toutes les formes d’exclusion et de relégation, si l’on ne fait pas en sorte que tous, même ceux qui n’auront pas la possibilité de poursuivre leurs études dans des filières prestigieuses, acquièrent les fondamentaux de la citoyenneté. Une « école juste », explique François Dubet, ne peut ajouter l’humiliation à l’échec. Elle ne peut pas, non plus, faire l’impasse sur des savoirs sans lesquels les plus démunis perdent toute chance de comprendre un peu ce qui leur arrive…

 

* Sur PISA 2003 (OCDE) on peut consulter :

- sa description

-le rapport préliminaire

- les résultats de l'enquête (format excel) (ndlr)

   

La critique de la « culture de résultats » est fondée si elle dénonce les aspects les plus pervers et les plus technocratiques de la mise en œuvre de la LOLF.

Une autre approche est possible :

-         la culture de résultats met en œuvre le principe de responsabilité des fonctionnaires inscrit dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen ;

-         elle rompt avec l’idée que si l’élève échoue, c’est uniquement « de sa faute » ; si l’événement pédagogique n’intervient pas, l’invocation du hasard ne suffit pas à l’expliquer ;

-         une culture de résultats bien comprise participe de la nécessaire mise en œuvre de toute démarche de projet dans son volet évaluation / régulation.

 
   
Réponse de Philippe Meirieu  :
 

Plutôt que d’imposer une « culture de résultats », il me semblerait préférable d’impulser une véritable « culture de l’évaluation ».

 

Échapper à l’emprise de la technocratie…

C’est, d’ailleurs, si je ne me trompe, l’esprit qui a présidé, à l’origine, à la conception de la LOLF (Loi organique sur les lois de finances) : ne plus financer des structures (qui ont tendance à se pérenniser systématiquement et à s’auto-justifier en permanence), mais financer des « programmes » (des domaines d’activités au service des citoyens), eux-mêmes opérationnalisés en « actions » correspondant à des « projets » précis. On peut ainsi espérer piloter l’action publique en fonction de buts identifiés, en connaissant exactement leurs coûts, toutes dépenses comprises… ce que, dans notre domaine, nous ignorons aujourd’hui, aussi bien pour l’apprentissage des langues étrangères que pour la préparation du baccalauréat professionnel ou la formation des enseignants). Plus généralement, l’ignorance du coût réel de tous les « projets » impulsés ou financés par l’État est un facteur majeur de déresponsabilisation des citoyens : sait-on à combien de kilomètres d’autoroute correspond la construction d’un lycée de mille élèves ? Et ce que représente le fonctionnement, toutes dépenses confondues, d’un Centre de Documentation et d’Information au regard du coût global des manuels scolaires dans l’établissement ? Si nous savions plus précisément tout cela, nous pourrions décider collectivement, et bien plus lucidement, de construire plus d’autoroutes ou plus de lycées, de doubler les ressources du CDI ou le nombre de manuels scolaires en circulation, etc. Tous ces choix, qui sont aujourd’hui, pour le citoyen, des non-choix, pourront, je l’espère, être éclairés par une mise en œuvre intelligente de la LOLF… Cela dit, dès lors que l’on finance des « programmes » et des « actions », il faut, évidemment, se donner des indicateurs de réussite, au risque de tomber dans l’arbitraire qu ‘on prétendait combattre…

Je plaide, de mon côté, pour que ces indicateurs soient élaborés, au niveau le plus opérationnel possible, en concertation étroite avec les acteurs, et non imposés de manière technocratique par les administrations. Ainsi, l’enseignement des langues étrangères à l’école primaire est une « action » qui peut s’évaluer de multiples manières : le plus simple est de compter le nombre d’heures d’enseignement et le nombre de classes concernées… Mais cela ne nous dit pas grand chose sur la portée véritable de cette « action » ! On peut aussi imaginer des batteries de tests sophistiqués… Mais, s’agissant d’un enseignement oral, on voit mal ce qu’on pourrait évaluer avec des QCM et les informations que cela nous livrerait sur les capacités linguistiques des élèves. On peut aussi comptabiliser le nombre d’élèves entretenant une correspondance avec un élève étranger ou le nombre de ceux qui peuvent comprendre un film en version originale… Bref, le choix des indicateurs est, évidemment, très représentatif de ce qu’on veut vraiment atteindre et voir évaluer, de ce qui a vraiment de la « valeur » aux yeux des acteurs qui enseignent cette langue vivante. De même, si l’on parvenait, au sein du programme « enseignement scolaire », à inscrire une « action » consacrée à « la formation du citoyen », il faudrait, alors, se demander quels indicateurs permettraient de considérer cette action comme réussie : le nombre d’élèves qui se présentent aux élections de délégués ? La manière dont se déroulent les élections ? Le nombre d’initiatives associatives qui se développent dans l’établissement ? Le comportement des élèves au regard des droits de la personne ? Le respect du matériel collectif ? La diminution des injures à caractère raciste ou sexiste ? La diminution des actes de violence ? La connaissance par les élèves des principes fondamentaux du droit ? La maîtrise des règles de fonctionnement de nos institutions républicaines ? L’implication des élèves dans la réflexion sur leurs méthodes de travail ? Nous voyons bien que le choix des indicateurs est décisif, qu’il n’est pas une simple opération technique après coup et qu’il va déterminer, rétroactivement, la nature des actions conduites… D’où leur toute première importance. D’où, aussi, mon souhait que les enseignants et les hommes et femmes de terrain se saisissent vraiment de cette question des indicateurs et ne la laissent pas aux mains des technocrates.

En bref, si nous tentons donc de comprendre ce que la LOLF a de positif, nous pouvons identifier au moins trois choses : d’une part, les parlementaires disposeront d’un tableau de bord plus précis et plus proche des personnes pour décider de l’usage de l’argent public ; d’autre part, les citoyens, au sein d’un « programme » décidé par les parlementaires, auront les moyens de peser lucidement sur les choix des « actions » qu’ils entendent mener à bien ; et, enfin, les acteurs pourront dire à quoi ils veulent être évalués… Tout cela, évidemment, dans le meilleur des cas : c’est-à-dire si la LOLF n’est pas « récupérée » par l’administration pour accroître, de manière arbitraire, son emprise technocratique. Ce que, précisément, je crains énormément et ce qui a, d’ailleurs, commencé à se produire. La décision, par exemple, de ne pas disposer, dans l’Éducation nationale, d’un programme « formation professionnelle des personnels enseignants, d’encadrement, administratifs et de service » va compromettre gravement l’évolution de notre institution : les stagiaires d’IUFM émargeront au programme « enseignement scolaire » au titre des moyens d’enseignement ou de remplacement qu’ils représentent et, simultanément, ils émargeront au programme « enseignement supérieur et recherche » au titre de leur formation… C’est l’éclatement assuré ! Éclatement qui viendra s’ajouter à l’éclatement existant du fait de la séparation de la formation des personnels d’enseignement et d’encadrement, administratifs et de service… Et l’on pourrait multiplier les exemples : là où la LOLF était censée apporter plus de lisibilité, elle va simplement rigidifier des fonctionnements et faire éclater des structures qu’il aurait fallu renforcer.

 

« Culture des résultats » ou « culture de l’évaluation » ?

Nous arrivons ainsi au cœur du problème. Une véritable « culture de l’évaluation » doit développer une attitude réflexive et critique sur « les valeurs » : valeurs des « programmes » et des « actions », valeur des « indicateurs » de réussite, valeur des « résultats », quels qu’ils soient. C’est là où, précisément, se différencient la « culture des résultats » et la « culture de l’évaluation » : la « culture des résultats » totémise les « résultats » et, en particulier, les résultats tels qu’ils sont définis par la hiérarchie. La « culture de l’évaluation » interroge les résultats, se demande le sens qu’ils ont, débusque les biais dus aux outils de mesure et, surtout, confronte ces résultats aux finalités éducatives que doit se donner une société démocratique.

Ainsi, le rapport annexé à la dernière « Loi d’orientation sur l’avenir de l’école » - censuré par le Conseil constitutionnel, mais dont on nous dit qu’il va être réintroduit sous forme de circulaires – introduit-il une « culture de résultats » au sens le plus technocratique qui soit : on nous fixe des objectifs purement quantitatifs, on ne nous dit rien sur le rapport de ces objectifs et des finalités énoncées par ailleurs et, enfin, on ne se prononce nullement sur les moyens par lesquels on peut parvenir à ces résultats : est-il possible, par exemple, de mettre les élèves sous électrodes, de leur faire absorber des produits dopants ou même, simplement, de les soumettre à trois heures de cours particuliers payants par semaine pour obtenir d’eux les résultats souhaités ? À ce titre la « culture des résultats » dénature autant l’École que les Jeux Olympiques dénaturent le sport !

 

L’éducation d’un sujet n’est pas la fabrication d’un objet

Cela dit, j’ai une autre réserve sur la notion de « résultat » appliquée, de manière générale, à tous les métiers de l’humain, et à l’éducation en particulier : elle contient, en effet, une assimilation implicite entre « éducation » et « fabrication ». L’élève serait « le produit » des actions que l’on exerce sur lui et n’aurait aucune responsabilité dans ses propres résultats. J’entends bien les excès terribles du « C’est de sa faute ! Je n’y peux rien ! »… cette attitude qui renvoie toujours l’échec à la culpabilité de l’élève. Comme vous, cette attitude m’insupporte et j’ai toujours plaidé pour le « principe d’éducabilité » : « Tout élève peut y arriver et, en cas de difficulté, je ne dois jamais désespérer de lui. Je dois, au contraire, toujours inventer de nouveaux moyens, de nouvelles méthodes pour, comme disait Alain, « redonner vie à ses parties gelées »… Je n’ai jamais fini de travailler à rendre le savoir accessible… »

Mais, ce n’est pas parce que j’ai tout à faire que l’autre n’a rien à faire : en considérant la responsabilité comme un gâteau (plus j’en prends pour moi, moins il en reste pour les autres), on ignore la réalité de l’action humaine. Dans cette dernière, en réalité, ma détermination n’abolit pas celle de l’autre, mais la renforce ; ma liberté n’asservit pas l’autre, mais l’engage à exercer la sienne. Quand je cherche tous les moyens pour faire réussir l’élève, je ne l’exonère pas, pour autant, de faire tous les efforts possibles de son côté… Au total, le « résultat » est, tout à la fois, le sien et le mien. En même temps et solidairement. Et c’est pour cela qu’il est difficile de le considérer dans une logique purement comptable. Tout au plus, puis-je considérer ce résultat comme un indicateur, mais qui devra être complété par d’autres, en particulier par des indicateurs qui témoignent de la capacité du sujet à mettre en œuvre sa liberté, à devenir autonome, à prendre des initiatives. Parce que l’éducation est accompagnement du développement d’une personne, elle ne peut être évaluée à la seule aune des « connaissances accumulées » quantifiées et réduites à une échelle sur vingt. Elle doit tenir compte de ces connaissances, mais aussi de leur usage (du transfert de ces connaissances, en particulier, dans des contextes non scolaires) et, enfin, de la capacité du sujet à s’émanciper, à « penser par lui-même », à prendre sa place dans un collectif démocratique… Toutes choses qui ne font pas bon ménage avec la « culture des résultats ».

 

L’évaluation ne produit pas automatiquement la régulation

S’agissant, maintenant du couple évaluation / régulation, c’est un point délicat : je crois, effectivement, que l’amélioration des institutions humaines passe par la capacité à agir de manière pertinente pour réguler leur fonctionnement, et cela en fonction de la prise d’informations la plus rigoureuse possible. Mais à deux réserves près : d’une part, la régulation ne peut être décrochée des finalités (on ne régule que pour améliorer le « fonctionnement pour… ») ; d’autre part, l’évaluation ne contient jamais les moyens de la régulation comme la coquille contient la noix. On a beau décortiquer les symptômes d’un dysfonctionnement, on ne peut se dispenser du travail d’invention, d’imagination, de conception qui permet d’améliorer les choses. Là aussi, la technocratie nous menace : elle nous laisse, en permanence, entendre que le diagnostic contient en lui-même son remède. Cela n’est vrai ni en médecine, ni ailleurs. C’est une illusion qui, au contraire, bloque toute véritable évolution et fait que les systèmes tournent sur eux-mêmes et pour eux-mêmes… Je considère, d’ailleurs, que l’association des acteurs à l’invention de procédures, d’idées, de projets nouveaux – et pas seulement à la définition des modalités d’application de « projets » tout ficelés – est un des moyens privilégiés pour les mobiliser et les responsabiliser.

 

Des dispositifs à repenser

Un dernier point : si l’on va jusqu’au bout vers une « culture de l’évaluation » telle que je viens de l’esquisser, il faut revoir de nombreux dispositifs existants. Il faut d’abord faire largement redescendre vers les établissements l’évaluation des « résultats » telle qu’elle est aujourd’hui réalisée par le ministère : les établissements doivent pouvoir, par l’intermédiaire de leur Conseil d’administration, expliciter, avec leur projet, leurs indicateurs d’évaluation. On ne peut pas continuer à demander aux gens de faire des projets spécifiques et les évaluer avec des critères technocratiques et normés, indépendamment de ces projets ! Qu’il existe une évaluation nationale est normal et bénéfique : elle doit porter les objectifs nationaux de l’École… et elle reste très largement à concevoir ! Mais il faut que les acteurs se saisissent de l’évaluation de leur projet propre, se donnent les moyens de la concevoir, de l’effectuer correctement et d’en faire connaître les résultats. Il y a là un beau chantier…

Il faut, dans la même perspective, faire évoluer très sensiblement l’inspection. Ce système, hérité de Guizot, est un archaïsme. Il ignore, dans l’immense majorité des cas, le travail en équipe, infantilise les professeurs et confine, le plus souvent, à l’arbitraire. Les inspecteurs devraient, d’abord, continuer tous à enseigner, pour une partie de leur temps, et devraient avoir l’obligation d’inviter systématiquement les professeurs à venir assister à leur classe, non en s’érigeant comme modèles, mais en proposant leurs classes comme lieux d’analyse de pratiques. En réalité, les inspecteurs, de tous niveaux, devraient être transformés en formateurs et rattachés aux Instituts universitaires de formation des maîtres. Ils pourraient, là, participer à une vraie régulation des pratiques, au lieu de se livrer à quelques visites aux effets bien aléatoires. La France s’honorerait en considérant ses professeurs comme de vrais professionnels qui n’ont pas besoin d’être surveillés, mais accompagnés dans leur carrière… On me dit que, justement, c’est ce que font les « bons inspecteurs », mais, alors, qu’on franchisse le pas et qu’on supprime l’inspection…

 

L’élève au centre du système

 

 

« L’élève au centre du système » est […] un principe de bon sens dans une société laïque et démocratique qui veut transmettre à tous ses enfants les fondamentaux de la citoyenneté. Principe rappelé en 1938 par Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale du Front populaire, qui conclut l’une de ses principales circulaires par cette interrogation : « Vers l’enfant, centre commun, tous les efforts ne doivent-ils pas converger ? » Qui, en effet, pourrait prétendre le contraire ?

 

Évidemment, il reste toujours quelques ignorants qui imaginent que cette formule est un ersatz de Mai 1968 et signe l’abandon de toute exigence, instaure l’adoration béate de l’élève et l’obéissance à tous ses caprices. Ceux-là n’ont pas regardé de près ce qui s’est passé dans les années qui ont suivi 1968 ; ils n’ont pas vu le reflux des quelques initiatives non-directives de l’époque et ne savent rien de la vie quotidienne des établissements d’aujourd’hui. Ils oublient, enfin, que votre génération - celle des professeurs qui ont pris leurs fonctions depuis quelques années ou vont les prendre bientôt - n’a pas vécu Mai 1968 et n’a pas de problème à régler avec l’autorité. Vous savez qu’il faut l’assumer. Vous avez raison. Vous demandez simplement, et légitimement : comment ? […]

 

Or, pour entrer dans le « comment faire ? », il faut d’abord se débarrasser des fausses questions qui nous encombrent. Des dilemmes qui absorbent toutes nos énergies et paralysent notre inventivité. Ainsi en est-il, par exemple, de l’opposition entre « la motivation » et « le travail ». Luc Ferry s’y est enferré, alors qu’en tant que philosophe et ministre, il aurait dû nous aider à la dépasser. Ainsi explique-t-il, dans un ouvrage qui tente un bilan de son passage au ministère, que nous devons refonder « la pédagogie du travail » : il affirme que « le travail doit précéder la motivation et non l’inverse. Car c’est là, à mes yeux, la racine même des difficultés pédagogiques auxquelles se heurtent aujourd’hui toutes les idéologies modernistes. (…) Contrairement à ce que l’on dit sans réellement y réfléchir : ce n’est pas la motivation qui fonde le travail, mais l’inverse. C’est seulement quand on a durement et longuement travaillé une discipline qu’elle devient intéressante. »

Passons sur l’ignorance de la réflexion, dans ce domaine, de tous les grands penseurs de « l’École moderne » et, en particulier, de Célestin Freinet et de son ouvrage majeur L’Éducation du travail… Passons sur les assimilations rapides entre la motivation et le jeu (on pourrait, d’après Luc Ferry, motiver le petit enfant en le faisant jouer, mais, au fur et à mesure, on se heurterait « à une part incompressible d’apprentissage livresque » pour laquelle la motivation ne jouerait plus !)… Passons sur le schématisme prêté au pédagogue qui s’imaginerait pouvoir obtenir de l’enfant un travail scolaire « sans la moindre contrainte » …

 Tout cela n’est pas sérieux ! Tout professeur sait qu’il doit conjuguer en même temps la motivation et le travail, sans établir de préalable entre les deux, ni faire de l’un des deux éléments la condition de l’autre.

Nous imposons, en effet, à l’élève une multitude d’activités qu’il ne demande pas et pour lesquelles il ne peut d’ailleurs pas être motivé à l’avance, ignorant tout des satisfactions qu’elles sont susceptibles de lui apporter ! Mais nous ne nous résignons pas, pour autant, à le faire travailler par simple soumission, servitude ou peur de la sanction. Tout notre effort consiste à faire émerger la motivation dans le mouvement même du travail : nous proposons donc des tâches à l’élève. Des tâches sur lesquelles nous faisons l’hypothèse qu’il peut investir son énergie, des tâches dont il peut identifier les contours et anticiper, au moins partiellement, le résultat. Nous savons bien que ces tâches vont lui demander un effort, mais nous lions, consubstantiellement, cet effort à notre propre effort pour lui faire découvrir des satisfactions intellectuelles inédites, des horizons nouveaux qui stimuleront sa curiosité. Pas question – comme des esprits schématiques voudraient nous le faire croire –  d’éradiquer le principe de plaisir et de le remplacer de force par la dure loi du travail contraint : ça, c’est l’échec assuré, car l’enfant ou l’adolescent ne renonceront alors à leur plaisir que pour le retrouver ailleurs, dans une révolte stérile, la persécution d’autrui ou des conduites addictives ! Notre tâche, au contraire, est d’accompagner l’évolution d’un sujet afin que, progressivement, il trouve du plaisir dans un travail assumé.

C’est pourquoi il y a quelque chose d’insupportable dans cette dénonciation systématique et permanente de « la démagogie pédagogique » de la part des intellectuels bien-pensants. Ils nous accusent de rabaisser les savoirs, de brader l’ambition de l’École, de priver nos élèves des connaissances et de la culture auxquelles ils ont droit. Ils moquent nos tentatives, pitoyables à leurs yeux, pour prendre appui sur leurs centres d’intérêt, leur faire réaliser des panneaux sur les effets spéciaux au cinéma ou des exposés sur Harry Potter… On voudrait croire que, derrière de tels propos, ne se cache pas une quelconque velléité d’abandon : « Enseignons la vraie culture à ceux qui la méritent et en sont dignes… Et renvoyons les autres de l’école le plus vite possible ! En apprentissage, par exemple, dès la fin de la cinquième ou de la quatrième, préparer un CAP, avec treize semaines de cours par an ! » On voudrait croire que la critique de la « pédagogie couscous » ne cache pas un véritable renoncement à enseigner. Mais, est-ce si sûr ? N’y a-t-il pas là, en réalité, une véritable détestation de toute forme de médiation, un refus d’accompagner les personnes en les prenant là où elles sont, non pas pour les y laisser, bien au contraire, mais pour les faire progresser de manière exigeante. […]

Que Philippe Meirieu nous pardonne d’ajouter un dernier extrait, mais nous ne pouvons résister au désir de proposer encore ces quelques lignes :

Construire un monde à hauteur d’homme

 

 

Je ne saurais trop vous demander de vous méfier de cet esthétisme de la désespérance, si répandu aujourd’hui. Sous prétexte que le monde nous donne, chaque jour, le spectacle lamentable de foules qui se prosternent aux pieds de tyrans ou s’avachissent devant le crétinisme des médias, trop d’intellectuels se retirent sur l’Aventin : ils n’en finissent pas d’excommunier le monde… mais sans jamais rien proposer pour nous permettre de le transformer. On peut ainsi, être, tout à la fois, révolté et résigné, bénéficier du prestige de la dissidence et de la tranquillité du renoncement. Et gagner sur tous les tableaux… On rejette alors, avec mépris, « les illusions pédagogistes » de ceux qui se coltinent, tant bien que mal, l’éducation des barbares. L’on se satisfait très bien – même si on ne l’avoue guère - d’un monde où cohabitent la démagogie et l’élitisme, le mépris pour les uns et la suffisance des autres, l’apartheid entre les exclus et les élus… (…)

 

Et, en matière scolaire, ce comportement trouve une application facile : on se contente d’enseigner la minorité d’élèves qui connaît déjà la saveur du savoir et de déverser les autres dans des garderies plus ou moins déguisées. Sans imaginer, un seul instant, que nous disposons d’une arme formidable contre toutes les formes de fatalité, d’un moyen pour faire sortir les uns et les autres de leurs ghettos : l’éducation démocratique à la démocratie. (…)

 

N’ayez crainte : je ne vous demande surtout pas d’abandonner la moindre parcelle de votre projet initial. De renoncer à enseigner les disciplines pour lesquelles vous vous êtes engagé dans ce métier. Bien au contraire. C’est au cœur même de cet enseignement, et en assumant pleinement votre mission de transmission des savoirs, que vous « enseignerez l’École ».

Vous deviendrez ainsi, en même temps un professionnel de l’apprentissage et un militant politique – au sens le plus noble du terme - engagé, au quotidien, dans la construction d’un monde à hauteur d’homme.

E&D, Philippe Meirieu avec l'aimable autorisation des éditions ESF
   
Rappel : vos réactions et commentaires sont les bienvenus et Philippe Meirieu (dans la mesure, bien sûr, de ses possibilités) essaiera de poursuivre l'échange riche (de notre point de vue) entamé sur cette page.

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Échanges  
bulletUn homme doit-il sans cesse réinventer au quotidien  la construction du monde? Si, je reprends votre premier paragraphe dont l'essentiel de votre message, "l'éducation démocratique à la démocratie” est la seule arme pour faire sortir de leurs ghettos les exclus et les élus, il me semble que des établissements parisiens et franciliens se sont penchés sur la question en proposant aux plus méritants le moyen d'accéder à une éducation plus démocratique.(Courriel du 17/08/05 de L. Casca ?)
  Je ne crois pas, bien sûr, que nous puissions réinventer le monde au quotidien. Mais, peut-être, peut-on travailler au quotidien à ce qu’il demeure ou devienne “à hauteur d’homme”: c’est-à-dire que les enjeux soient bien posés au niveau de l’avenir des hommes, et non de ceux de la marchandise, des “mécaniques institutionnelles” aveugles, des intérêts de quelques minorités mieux informées ou plus fortunées, des carrières politiques ou médiatiques de quelques uns, etc...
S’agissant de l’effort des établissements franciliens pour “aider les plus méritants” à accéder aux meilleurs établissements (ce qu’on appelle aujourd’hui “la discrimination positive”), je crois qu’il faut être prudent. J’approuve le travail de jumelage entre les établissements de banlieue et “Sciences politiques”*, par exemple : cela permet de relancer la mobilité sociale dont l’absence est particulièrement décourageante et fait perdre tout crédit à l’école. Il ne faudrait pas, pour autant, s’en contenter et oublier d’apporter aux “établissements difficiles” l’aide dont ils ont besoin pour faire face aux défis qu’ils doivent relever. Je ne voudrais pas que “la discrimination positive” se solde par l’organisation de la concurrence entre les exclus pour que “les plus méritants” puissent quitter des ghettos considérés comme définitivement abandonnés. C’est là, à mes yeux, un des problèmes majeurs de notre système scolaire et je me permets, sur cette question, de vous renvoyer, outre à l’ouvrage dont il est question ici, à un petit pamphlet que j’ai publié en janvier 2005 : Nous mettrons nos enfants à l’école publique (Mille et une nuits).

* Sur cette action de Sciences Po voir http://education.devenir.free.fr/colloque2004.htm#CEP-IEP

   
Enfin! Le branle est donné sur cette soi-disant "culture de l'évaluation" qui a la prétention de réduire l'éducation, les personnes, élèves, enseignants, encadrement, à des objets que l'on entend transformer par l'injonction à des "résultats". Rendre en quelque sorte les acteurs responsables de leur échec. Et aussi, dans le même temps, conforter les positions de pouvoir des experts de la statistique, l'autorité hiérarchique de ceux qui, dans l'administration, se sont saisis de tous ces outils qui font moderne pour "piloter"*, en fait diriger. J'ai appelé ce phénomène "administratisation" du système.
Pourtant, il me semble qu'il faut sortir de cet affrontement stérile qui replace systématiquement de telles problématiques dans le champ clos de la guerre entre rétropenseurs et progressistes. Car beaucoup d'enseignants n'en ont cure, comme le dit F. Dubet dans Le Monde de l'Education: "Le blocage s'accroît : plus les enseignants souffrent dans leur pratique professionnelle devenue "impossible", plus ils se crispent; plus ils se crispent, plus ils se désespèrent. Nous sommes dans une spirale perverse". Il faut donc poser la question de l'évaluation, et dans le même temps celle des fonctionnements hiérarchiques. J'apprécie que Ph. Meirieu évoque la totémisation des résultats par la hiérarchie; qu'il laisse entendre que l'évaluateur est impliqué dans l'évaluation, que l'acteur est amené à "penser par lui même", que le fameux concept de "remédiation" est d'une insuffisance criante, reprise à l'envi par les circulaires qui y voient une potion magique! Enfin, j'apprécie qu'il pose la question de l'inspection, même si la solution qu'il préconise, transformer les inspecteurs en "formateurs" rattachés aux IUFM , voire les supprimer, me paraît naïve et irréfléchie.
Sur la création du "métier d'inspecteur", voilà 15 ans bientôt qu'avec mes collègues et amis Jean Pol Rocquet et Rémy Bobichon nous proposons une réflexion autour des pratiques d'évaluation, d'animation, de médiation. Nous avons diffusé ces approches sur notre site "métiers d'inspecteur", http://crdp.ac-reims.fr/ien et Jean Pol ROCQUET vient de publier aux éditions l'Harmattan son ouvrage : "L'inspection pédagogique, aux risques de l'évaluation" (2005). Que ce soit sur les pratiques, la culture "EN" évaluation, etc., l'ouvrage développe ce en quoi l'inspection trouve sa légitimité et qu'avance Ph. Meirieu : "On ne construira pas une école de la réussite pour tous...contre ce qui meut chaque professeur en son projet le plus intime". L'inspection nous paraît devoir reconstruire sa légitimité dans ce travail direct avec les enseignants autour de la valeur de leurs actes, des valeurs qui les animent, des méthodes qui les prolongent.
Développer cette problématique professionnelle n'est pas sans risque, et je remercie Ph. Meirieu de l'avoir ranimée dans son ouvrage. Mais le système résiste: la formation des inspecteurs piétine et s'enlise dans un cumul d'injonctions paradoxales, d'inculcation d'usages, d'évitement du questionnement sur le sens du travail ; la hiérarchie veille au grain et garde la main en se prévalant des impératifs technocratiques ; et si quelques acteurs se permettent de réfléchir à leur positionnement, à leurs pratiques, ils sont bien vite montrés du doigt, comme dans le rapport des IGEN sur l'académie de Reims, page 98, où un membre du service académique raille un quarteron d'IEN à "l'étrange positionnement"! (on peut trouver un commentaire sur notre site).

Ph. Meirieu nous conforte dans notre volonté réflexive, encore faut-il que les acteurs se mobilisent, qu'ils préservent une certaine fierté, et que l'on passe au niveau des pratiques, là où l'éducation se fait: dans la classe, dans l'école. _

Georges Gauzente 23/08/05

* Sur des "outils pour piloter" voir Des indicateurs de pilotage. Lesquels? Pour quoi faire? Comment? et notamment les IPES (Indicateurs de pilotage pour les établissements secondaires).

 
   
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« Enseigner, c’est organiser la confrontation avec les savoirs et fournir les aides pour se les approprier »
« "Le dernier ouvrage de Philippe Meirieu (...) prend un peu un caractère « testamentaire » (...)"
Oufff ! »
Ce commentaire lu sur un site de discussion m’a fait sursauter.. .J’en ai déduit qu’il fallait que je me procure au plus vite ce «testament ».
J’établis une distinction entre l’auteur du rapport sur les lycées et celui qui depuis de nombreuses années se prend à penser pédagogie... Le premier m’a déçu, le deuxième m’intéresse car si je n’approuve pas toutes ses analyses, sa défense de la « pédagogie moderne »ne peut qu’attirer ma sympathie.
J’avoue ma perplexité devant cette opposition frontale entre les dénonciateurs de l’école menacée et tous ceux qui veulent changer l’école... J’éprouve d’ailleurs un malin plaisir à me trouver entre deux feux !
Si pour moi l’appauvrissement des contenus est une réalité, la critique du « pédagogisme » ne me semble pas de bon aloi ou du moins pavée d’ambiguïté !
On peut tout à la fois, et c’est mon avis, se prononcer contre la réduction du nombre d’heures consacré à la lecture en primaire tout en pratiquant une pédagogie non frontale, interdisciplinaire, permettant aux enfants d’être des acteurs de leurs savoirs....
Mais venons en à la lettre ouverte de Philippe Meirieu...
L’auteur considère que tous les enseignants, quel que soit le niveau enseigné ou la discipline se trouvent confrontés aux mêmes interrogations sur le métier.
« Dans tous les cas, le professeur doit, à la fois, permettre à chaque élève de se confronter à un savoir qui le dépasse et lui fournir l’aide nécessaire pour se l’approprier ; il doit en même temps, solliciter l’engagement de la personne et mettre à sa disposition les ressources sans lesquelles elle ne pourra réussir dans ses apprentissages »
Il ne s’agit pas dans le cadre du débat indirect que l’auteur poursuit avec les dénonciateurs du « niveau qui baisse » de proposer de réduire les savoirs ou de les adapter mais de se donner les moyens pour rendre ces savoirs accessibles...
Quand Philippe Meirieu propose de prendre appui sur les centres d’intérêts des élèves, il convainc à moitié ses interlocuteurs notamment tous ceux qui pensent qu’il ne faut pas s’adapter aux goûts du jour mais faire découvrir et connaître les humanités... Le débat lancé mériterait qu’un véritable échange sans tabous ni interprétations puisse s’enclencher entre la société des agrégés, tancée  - souvent à juste titre - dans ce livre et les animateurs des cahiers pédagogiques... d’autres courants pédagogiques
auraient sans doute aussi leur mot à dire dans ce débat (mouvement Freinet, GFEN…).
Naturellement ce petit livre peut indisposer nombre de lecteurs très critiques envers les différentes réformes successibles que les gouvernements ont imposées... Certes... Mais d’abord l’auteur ne défend pas inconditionnellement toutes les politiques et certaines qu’il vante peuvent indisposer certains adeptes de la pédagogie moderne...
Prenons par exemple, l’obligation faite pour tous les établissements de bâtir un projet pédagogique... Ne s’agit-il pas là d’un « bidule administratif » ou d’une machine infernale risquant de conduire à une concurrence effrénée entre établissements....15 ans après la loi d’orientation de Lionel Jospin, les craintes exprimées par certains enseignants syndicalistes et militants pédagogiques (et non « pédagogistes ») sont devenues une triste réalité, risque de dangers....
Le livre de Philippe Meirieu m’a intéressé et interpellé, j’y ai retrouvé là un auteur d’ouvrages pédagogiques qui est à la fois un penseur, un praticien et un militant de l’enfance...
Il entre dans le vif du sujet, au centre du débat actuel, bousculant les certitudes tout en suscitant des interrogations.
On sent chez Philippe Meirieu la passion d’enseigner et le désir de transmettre qu’il cherche à faire partager à la génération montante....

Jean-François CHALOT 28/08/05

 
  Merci à Jean-François Chalot pour sa lecture bienveillante. Même si je regrette qu’il reste encore sur une représentation négative du rapport de 1998 sur les lycées* (qui ne me semble pas si éloigné, au fond, de ce que je défends dans la Lettre à un jeune professeur), je lui sais gré de “me donner ma chance encore” - comme disait jadis richard Anthony ! - et d’accepter de considérer les positions que je défends aujourd’hui sans préjugé.

Je me sens d’ailleurs, comme lui, très gêné par “l’opposition frontale” entre ceux et celles qui défendent l’exigence intellectuelle et culturelle de l’École, d’une part, et ceux et celles qui, d’autre part, veulent “changer l’École”. Pour moi, cette opposition est absurde : c’est au nom des exigences intellectuelles et culturelles fortes qui sont les miennes que je récuse, pour ma part, la pédagogie paresseuse des “conservateurs”  pour lesquels toute forme de travail de groupe, de recherche documentaire, de pédagogie du projet n’est que démagogie et temps perdu. Et c’est au nom des mêmes exigences que j’encourage toutes les méthodes pédagogiques qui permettent de construire un rapport critique et non sacramentel au savoir. C’est au nom de ces exigences que je défends les Travaux personnels encadrés aussi bien que “La Main à la pâte”, les journaux scolaires et les classes à projet artistique et culturel... La question cependant, comme j’essaye de le montrer, est bien, dans toutes ces pratiques, celle du niveau d’exigence: on peut s’abîmer dans la contemplation béate des élèves, s’agenouiller devant leurs caprices ou bien, au contraire, saisir toutes les occasions possibles pour les “tirer vers le haut”: susciter la curiosité, encourager à enquêter au delà des évidences premières, faire le détour par l’histoire, activer les interactions entre pairs, questionner les représentations, exiger une expression précise et des démonstrations rigoureuses,  aider à formaliser les acquis et à se donner de nouveaux objectifs d’apprentissage,  organiser le transfert de connaissances, etc. Dès lors que le professeur met en place tout cela, il contribue à “élever le niveau”, le vrai...

Sur la question des “centres d’intérêt”, je ne défends absolument pas l’idée que le maître doit abandonner toute forme de proposition, ni qu’il doit renoncer à faire découvrir aux élèves ce qu’ils ne connaissent pas et pour quoi ils ne peuvent donc être motivés : je dis même explicitement le contraire. Mais j’ajoute que toute la difficulté est de faire en sorte que les travaux contraints suscitent en eux-mêmes la motivation... sans attendre une tardive rétribution: “Tais-toi et travaille...  Tu verras bien, un jour, que c’est intéressant!”. Cette lointaine rétribution n’est accessible qu’aux élèves favorisés, ceux qui ont déjà vu et compris, à travers le témoignage de leur environnement, que le sacrifice de ses intérêts immédiats au profit d’un hypothétique intérêt lointain n’est pas un leurre. Car, pour les autres, pour l’immense majorité des élèves de collège par exemple, cette “satisfaction différée” est vécue comme une escroquerie. Et c’est pourquoi c’est dans le mouvement même du travail que le professeur doit susciter la motivation. Ni la présupposer avant. Ni se résigner à ce qu’elle ne vienne qu’après.

Concernant le problème des réformes et, en particulier l’instauration du “projet d’établissement”, je reconnais bien volontiers – je le dis explicitement – que cela a pu être vécu comme un “bidule administratif”. Mais je fais le pari que ce n’est pas une fatalité : dès lors que l’on centre la concertation, le travail en équipe, le projet d’établissement sur la question de la transmission des savoirs – et non seulement sur des questions organisationnelles -, alors tout change : le professeur peut se sentir respecté dans sa “vocation” première et, en même temps, être porté par une dynamique collective.

* "Quels savoirs enseigner dans les lycées ?" téléchargeable format *.rtf

   

J'ai eu le plaisir de rencontrer Philippe Meirieu lors de l'université d'été de Prisme et c'est un plaisir de retrouver ce débat autour de son dernier livre.

Voici ma réaction en tout simplicité:

Merci à M. Meirieu de stimuler encore notre curiosité intellectuelle avant la rentrée.

 Se demander si on peut apprendre seul à être un bon enseignant, si les cadres hiérarchiques et les pressions institutionnelles enrichissent ou paralysent cet apprentissage, pose en fait la question mystérieuse  de tout apprentissage, celui des élèves, celui de tout professeur, celui de tout être humain : si nous savons que l’enfant sauvage n’apprendra rien, chacun d’entre nous parvient-il pour autant à retrouver dans l’être qu’il est devenu  la trace de ce qu’il devrait à une simple "opération de transmission de savoirs " ? Bref comment apprend ton ?

Ne sommes- nous pas des organismes autonomes qui devenons humains parce que nous faisons dès l’enfance et toute notre vie  des hypothèses, des erreurs, des expériences, des  tris, des conclusions, des  choix, affectivement et émotionnellement  motivés de l’intérieur de nous-mêmes, dans la masse d’informations que nous offre le monde ? L’enseignant est alors un acteur parmi d’autres dans cette conquête de l’autonomie .Il accompagne, il encourage, il rassure, il  enrichit, il ouvre tous les chemins sans en imposer un seul, avec l’ambition et la modestie de cette tâche, plein de confiance dans l’apprenant.

Et comment le cadre étriqué et réducteur des programmes pourrait-il contenir la masse de plus en plus croissante de la complexité du monde actuel ?

L’attachement de notre  hiérarchie  à ses petits programmes, à ses petites évaluations, à ses petites grilles de compétences , sa surdité aux vraies problématiques éducatives et son paternalisme infantilisant  au sujet de notre  « responsabilité de fonctionnaire » est assez pitoyable.

Heureusement, certains enseignants* n’ont pas attendu en vain les animations pédagogiques ou les inspections pour engager, dans la solitude de la préparation « de la classe », puis avec leurs élèves sous des formes adaptées à leur âge, les réflexions qui devraient s’inscrire dans toute formation initiale :

Pourquoi, je suis à l’école ? Qu’est-ce que les humains font dans le monde ? Qu’est-ce que j’ai envie d’en comprendre ? Quel rôle j’ai à jouer dans ce monde ?

Et souvent, poussés  par une puissante motivation qu’on appelle aussi « désir de connaître »,  ils vont librement compléter leur connaissance du monde en lisant des compagnons aussi  rassurants que Philippe Meirieu dont je vais enrichir ma bibliothèque. 

Christine Chassain enseignante à l'école Jaurès de Morsang sur Orge

 
* Attention toutefois de ne pas tomber dans ce "libertarisme" que Philippe Meirieu décrit plus haut (ndlr)  
   

J’ai retrouvé dans ce dernier ouvrage de P. Meirieu,  le compagnon fidèle à ses valeurs d’humaniste, cohérent dans ses convictions, modeste artisan de la pédagogie, démocrate convaincu, tribun infatigable…

Dans mon travail quotidien, je me sens toujours proche de sa conception du métier d’enseignant, des missions de l’Ecole, de l’organisation de la classe et de l’établissement, de son respect et de son amour des élèves.

Pourtant, j’ai été souvent gêné à la lecture de ce livre et j’ai craint que ses détracteurs trouvent aliment pour l’accuser de propos excessifs et de démagogie. Accusations aux antipodes de sa pratique quotidienne.

Il me semble en effet que P. Meirieu a été victime du procédé littéraire qu’il a choisi : la forme d’une lettre adressée aux jeunes enseignants l’amène à parler pour eux pour mieux leur répondre « Vous êtes agacés par… je partage vos réticences… mais… »

Le 1er inconvénient est qu’il  met tous les jeunes enseignants dans le même sac, sans prendre en compte leur diversité…

Le 2ème inconvénient - le plus important à mes yeux – est qu’en réalité il leur fait chausser d’emblée les positions réactionnaires de ses propres adversaires (qui sont aussi ceux des militants de E.D)…qui ne se caractérisent pas particulièrement par leur jeunesse.

Je comprends bien l’intention de P.Meirieu : il s’agit pour lui de les prévenir, de répondre par anticipation aux discours que ces jeunes professeurs entendront nécessairement en salle des professeurs. La forme choisie risque ainsi de faire perdre le sens du message qu’il veut leur adresser : on ne persuade pas un enseignant de la grandeur de sa mission en lui attribuant a priori, et - je crois- à tort les réticences et agacements des réactionnaires de tout poil des vingt dernières années… Les jeunes enseignants ne sont pas encore crispés par le formalisme excessif des projets d’établissement. Ils ne connaissent pas les dérives du projet d’établissement telles que nous les avons connues au début des années 90. …J’en connais beaucoup au contraire qui se plaignent de l’absence de vrais projets d’établissement qui expriment une politique claire pour tous ceux qui vivent dans leur établissement…   ils ne sont  pas irrités par le fait qu’ils doivent rendre des comptes en remplissant un cahier de textes…. ils ne sont pas en réalité accablés par les formalités administratives… J’en ai peu connu qui soient réticents à connaître le fonctionnement d’un établissement, ses instances, les rôles de ses acteurs… Ils ne condamnent pas d’emblée « les délires organisationnels ». Je ne connais pas beaucoup de jeunes enseignants qui vivent de la nostalgie de l’Ecole de la 3ème république… Cette école ne fait pas partie de leur culture. Loin de « boycotter les multiples dispositifs d’accompagnement des élèves », ils sont prêts à s’impliquer dans le travail, en petits groupes, à travailler en équipe et à monter des projets… Ils ont simplement peur de ne pas arriver à tout faire…

 

Heureusement, au fur et à mesure que nous avançons dans la lecture de cet ouvrage, P. Meirieu renonce progressivement à parler au nom de son public… Le propos retrouve sa vigueur et sa pertinence, en particulier quand il parle de l’exigence, de la discipline en classe et de notre métier commun de « Professeur d’Ecole »…

Il resterait encore à dire aux jeunes enseignants,  qu’ils font un métier certes difficile, mais un beau métier qui les rendra heureux pour peu qu’ils respectent leurs élèves, ne restent pas seuls face aux inévitables difficultés, qu’ils sont mieux outillés grâce à une formation, dont les générations précédentes n’avaient pas bénéficié… à oser leur dire que leurs conditions de travail, de salaire et de vie en font des privilégiés au regard des personnels TOS qu’ils côtoient chaque jour et de la très grande majorité des parents de leurs élèves.

Claude Rebaud, ancien Président d'E&D

 
   
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Toute cette analyse me semble pertinente - comme tout ce qui est écrit depuis tant d'années - mais ce qui me désespère c'est :

1- l'attitude des "politiques" : on attendait un véritable débat sur l'école et on a eu... rien (ou trois fois rien, ce qui est moins que rien !) ;

2- la frilosité de nos chers enseignants : ils ne souhaitent pas qu'on touche à leur sacro-saint "statut" ; et personne n'a (et n'aura, je le crains) le courage de dire et bien entendu de proposer une véritable révolution dans les mentalités et modifiant profondément ce statut  car on leur demande toujours plus (cahier de textes, bulletins, semaines contre le racisme, sécurité routière, préventions de toute sorte...) jusqu'où ira-t-on ? cela devrait s'accompagner  naturellement d'une revalorisation de la grille des salaires ; qu'on propose de vraies perspectives d'évolution, un vrai projet et de société et d'établissement avec (je n'ai pas peur de l'écrire) des bonifications (à définir) pour ceux qui s'impliquent le plus.

La réflexion est ouverte...

M-Hélène MEYNET (Proviseure retraitée)

 
  Il est évident que l’attitude des politiques, en particulier, dans ces quatre dernières années, a été particulièrement démobilisatrice. La consultation présidée par Claude Thélot a fait remonter des éléments intéressants, mais sans, véritablement, parvenir à mobiliser les parents et à déborder en dehors du cercle des spécialistes traditionnels du système éducatif. Néanmoins, je crois que les propositions du “rapport Thélot” aurait dû être prises au sérieux : non pour les accepter toutes, mais pour vraiment débattre des problèmes qu’elles soulevaient. Or, ce rapport a été mis sous le boisseau et la “loi d’orientation sur l’avenir de l’école” s’est réduite à un ensemble de mesures technocratiques peu lisibles... suspendues, d’ailleurs, pour beaucoup d’entre elles, par Gilles de Robien à son arrivée au ministère. Tout cela, effectivement, n’est guère mobilisateur !

Sur la question de la frilosité des enseignants, je suis réservé. Comme vous, pourtant, je crois qu’il faut redéfinir les services (je l’avais proposé dans mon rapport sur les lycées en 1998). Comme vous également, je pense qu’il faut accompagner cette redéfinition d’une revalorisation des salaires. Comme vous, je suis convaincu qu’il faut mieux reconnaître ceux qui s’impliquent le plus : mais cette reconnaissance ne passe pas nécessairement par des bonifications indiciaires (dont je ne suis pas certain que les professeurs soient demandeurs, d’ailleurs), mais peut s’effectuer par une valorisation symbolique (la possibilité d’être un peu déchargé pour aller expliquer à d’autres collègues, au sein de son Académie, ce que l’on a conduit, par exemple). Il conviendrait, au moins, dans un premier temps, que ceux et celles qui s’impliquent le plus ne fassent pas l’objet de suspicion ou de tracasseries de toutes sortes, cela serait déjà un vrai progrès !

Vous mettez, par ailleurs, le doigt sur la question de la multiplication des charges imposées aux enseignants : au risque de paraître en désaccord avec des collègues d’ Education et devenir, je partage votre analyse. C’est ce que me disent les enseignants que je rencontre et c’est ce qui ressort des nombreuses enquêtes dont nous disposons. Mon point de vue, néanmoins, c’est que ce ne sont pas ces charges elles-mêmes qui sont refusées, mais le fait qu’elles apparaissent trop déconnectées du “coeur du métier” et qu’elles ne viennent pas aider à ce qui fait sens pour l’enseignant (la transmission), mais lui donnent souvent le sentiment de l’en détourner. C’est pourquoi, dans ce livre, j’ai tenté de mener une démarche “phénoménologique” (excusez le pédantisme) en repartant de “l’intention d’enseigner” et en reconstruisant les “obligations” du métier à partir de là. J’ai bien conscience, comme on me l’ont fait remarquer, que je risque d’apparaître ainsi endosser les arguments des adversaires de toute évolution et les discours réactionnaires qui fleurissent un peu partout (de Marianne au Nouvel Observateur!). Mais il faut entendre ces discours, même s’ils ne nous font pas plaisir et même - évidemment – s’ils ne correspondent pas à ce qu’entendent les chefs d’établissement ouverts et attentifs à la pédagogie qui militent à Education et devenir. Ne pas les entendre serait dangereux : on ne peut transformer l’Ecole, en France, contre l’opinion publique (fut-elle très mal informée). Ne pas les entendre serait aussi un peu méprisant : nous ne pouvons pas vivre en permanence comme si nous avions toujours raison et si nous n’avions commis aucune maladresse. C’est pourquoi je crois que, sans renier nos convictions fondatrices, il faut se demander comment “transformer la pédagogie” et pas seulement comment “transformer l’École”. C’est pour n’avoir pas suffisamment réfléchi à cette question que notre système scolaire a été qualifié ainsi, récemment, par des visiteurs québécois : “Dans l’école, ça change tout le temps. Mais dans la classe, c’est toujours pareil.” Si nous prenons “le virage pédagogique”, je suis convaincu qu’il n’y a pas à désespérer.
   

Je suis entièrement d'accord avec P. Meirieu concernant l'écart qui existe entre l'idéal et le quotidien. En effet, l'un des problèmes majeurs de l'enseignement, c'est que les décideurs, les responsables, se situent loin de la réalité qotidienne de la classe ; on assiste même un paradoxe pour le moins surprenant : plus on "fuit" les élèves et mieux on est placé dans la sphère de l'enseignement et de l'éducation, moins on côtoie les élèves et plus on a des chances de prendre ders décisions concernant leurs études. Or, il est une vérité que tout un chacun peut vérifier : rien ne peut marcher, rien ne peut réussir si on ne tient pas compte de la réalité quotidienne de la classe.
Là où, je diffère un peu de P. Meirieu, c'est lorsqu'il conseille aux responsables quels qu'ils soient, de continuer à enseigner pour garder le contact avec les élèves, c'est souhaitable, mais ce n'est pas toujours possible ; pour ma part, je leur suggère seulement, avant der prendre quelque décision que ce soit, d'aller sur le terrain pour observer les élèves dans leurs classes et ECOUTER ceux qui sont en contact permanent avec eux.
Cordialement

Miloud Belati,

Inspecteur pédagogique - Oujda Maroc
 

 
   
  Je remercie vivement Miloud Belati de son témoignage. Je conçois bien la difficulté technique d’assurer en même temps des responsabilités administratives et un enseignement régulier devant des élèves. La proposition de Monsieur Belati est, à cet égard, un minimum exigible qui me paraît absolument fondamental. Mais, si je peux ajouter un élément tiré de mon expérience personnelle, je suis convaincu que, bien souvent, les responsabilités administratives entraînent ceux qui les exercent dans une spirale de l’action : il y a toujours quelque chose à faire, un problème à régler, une réunion à préparer, etc. Et, très vite, on est aspiré par des préoccupations légitimes mais qui font perdre de vue la pédagogie. Le fait de devoir assurer des enseignements joue ainsi un rôle d’hygiène mentale : cela oblige à interrompre un moment son travail de ruche, à suspendre les urgences pour retrouver l’essentiel. Pour moi, personnellement, qui suis toujours tenté de donner la priorité à l’urgence, l’obligation de se mettre régulièrement devant l’essentiel est particulièrement utile.
   
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Il y a longtemps, fort longtemps... j’étais alors jeune directeur adjoint de centre de vacances lorsque je découvris un livre qui devint pour moi un viatique : "Graine de crapule" de Fernand Deligny. Le bouquin de Philippe Meirieu lui rend un hommage plus que mérité puisqu’une citation empruntée à Deligny termine cette longue et belle lettre à un jeune professeur.

Il y a longtemps, enfin un peu moins longtemps, ce fut une autre rencontre, Rilke et ses élégies, Rilke et ses Lettres à un jeune poète. Rilke, comme un clin d’œil nous dit Meirieu en note d’un épigraphe emprunté à l’œuvre du grand poète autrichien.

 

De la poésie à la pédagogie le raccourci est peut être rapide, sauf à considérer avec Philippe que la pédagogie est aussi affaire de poésie, une autre manière de conseiller à nos jeunes collègues de  chercher le geste juste . Car cette longue lettre s’adresse donc à de jeunes collègues qui débutent dans le métier. Le maître - que je prendrais volontiers au sens Zen puisque tu cites cette philosophie Philippe – c’est celui qui montre le chemin. Telle est l’ambition qui porte ces 87 pages qui n’ont rien – Dieu merci ! – de testamentaires comme on a pu le lire ici et là dans la presse. Prendre les gens là où ils en sont  pour les faire progresser de manière exigeante , c’est sans doute là le fondement de toute pédagogie digne de ce nom. Ce faisant, mon cher Philippe, tu nous déranges (voir la lettre de mon ami Claude Rebaud) notamment en t’interrogeant sur l’importance de la transmission : mais notre principal tort […] a été de ne pas placer l’acte de transmission au cœur de nos efforts. Je ne suis pas certain, comme le dit Claude, que tu chausses les bottes de nos adversaires. Bien sûr il est de bon aloi, de nos jours, de pourfendre les pédagogues fossoyeurs de la transmission. Je ne pense pas que Philippe, mon cher Claude, leur donne des arguments. Le paradigme sur lequel nous nous engageons, reste le même : l’élève est au centre du système et il en découle naturellement que toute transmission n’a de sens que par son contenu – on n’enseigne pas à partir de rien – et surtout son « destinataire » sans tomber évidemment dans la scolastique ! Car c’est là où Ferry et consort avec leur dénonciation de mai 68, en opposant, par exemple, transmission et appropriation, plaisir et effort, motivation et travail, nous entraîne vers une régression qui pourrait, (qui sait ?) séduire nos jeunes collègues.

 

Parmi  les « conseils », que tu donnes Philippe pour éviter cette tentation, il y a une réflexion qui me semble fondamentale : on enseigne une discipline, dans l’école mais surtout comme école. La transmission n’est rien si elle n’est pas portée, accompagnée, motivée, par un système de valeurs qui la transcende et lui donne sens. L’enseignant ne s’adresse pas à un élève standard qui vivrait dans le meilleur des mondes (par exemple sans influence de la TV !) mais bien à un petit d’homme pour reprendre la belle expression de Deligny !

 

Je voudrais, cependant mon cher Philippe, pointer deux ou trois aspects de ton bouquin qui m’ont gêné. Je suis de ceux, et nous le sommes toutes et tous à Education et Devenir, qui pensons que le chef d’établissement d’un collège ou d’un lycée est d’abord un pédagogue. Or que dis-tu à nos jeunes collègues enseignants qui débutent dans la carrière ? Que « l’administration » (expression employée régulièrement en salle des profs, mais que je récuse, je veux bien, par contre, parler de « direction ») ne serait là que pour empêcher les collègues d’enseigner en les persécutant ! Bien évidemment, connaissant ton engagement à nos côtés, je sais que tu vises un autre niveau de l’institution. Cependant, il est dangereux d’opposer – c’est comme ça que les enseignants le vivent souvent – le gentil prof qui veut enseigner au méchant chef d’établissement (ou à l’IPR) qui ose se mêler de pédagogie. Tu sais bien Philippe que lorsque l’on chasse le naturel il revient au galop…et que la tentation du travailleur indépendant cloîtré dans sa boite noire, est le pire ennemi du projet pédagogique d’un établissement.

Je ne partage pas, d’une manière plus nuancée, ton approche du pilotage par les résultats. Il n’y a pas, de mon point de vue, d’obligation de résultats, d’autant que la fin ne justifie pas toujours les moyens ainsi que l’illustre avec beaucoup de pertinence ta comparaison entre la Corée du Sud et la Finlande. Cependant ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain ! La question du choix des résultats (qu’est ce qu’on mesure ?) si elle est essentielle, ne doit pas pour autant nous empêcher de poser les questions qui dérangent. Par exemple, mettre en résonance les résultats d’un groupe d’élèves lors de l’évaluation de sixième avec les résultats obtenus par ces mêmes élèves quatre ans plus tard au Brevet. Il n’y a pas d’obligation de résultats en terme de % de réussite au Brevet (même si l’institution…) par contre, et sauf à vouloir cacher l’incompétence de certains enseignants, leur manière de noter (et non d’évaluer) les élèves en 4° et 3° (C.C.F.) ou, pire, le refus de piloter d’un chef d’établissement pour avoir la fameuse « paix sociale », tu conviendras avec moi que l’on reproduit, à l’échelle de l’établissement une bien grande et obscure boite noire ! L’approche d’un pilotage par les résultats est, pour moi, intimement et fondamentalement lié à une réflexion sur l’évaluation. A tous les niveaux de l’institution… je sais que ce n’est pas gagné !

Enfin, la question du service. Bien évidemment l’école est un Service Public mais je ne suis pas certain que l’opposition que tu proposes entre une crèche et une école soit pertinente. Tout d’abord c’est faire bien peu de cas du travail éducatif mené par les puéricultrices. Il y a, aussi, des règles dans une garderie ou une crèche ! Quant à l’école, je suis un peu surpris lorsque tu affirmes qu’elle n’est pas à la disposition des familles ! Certes, c’est une institution au service d’un projet éducatif (enfin on peut l’espérer !), ce n’est donc pas un libre service. Mais les parents de l’enfant devenu élève, au centre du système, ont le droit légitime d’un service au public ! Le risque, et tu le sais mieux que moi, c’est de laisser les parents à la porte du système scolaire. Les citoyens qu’ils sont, les contribuables parfois aussi, ont leur mot à dire et une attente légitime, notamment chez les plus modestes d’entre eux. Je sais que nous sommes, in fine, d’accord, mais ta formulation à l’adresse de jeunes enseignants peut prêter à confusion !

Voilà mon cher Philippe, saches que c’est toujours pour moi une remise en cause salutaire, de réfléchir avec toi. Je viens, tout comme toi, de l’Education Populaire, époque bénie où la formation des instituteurs incluait un stage BAFA et la rencontre avec un organisme tel les CEMEA ou les FRANCAS et je me dis que cette dimension militante manque singulièrement à nos jeunes collègues. Ton bouquin, et je t’en remercie, les invite  à investir l’avenir, à inventer l’avenir. C’était, c’est toujours, l’idéal de l’Education Populaire, puisses-tu être entendu et permets moi, à mon tour et humblement, de t’offrir cette belle sentence de R.M. Rilke tirée aussi de ses Lettres à un jeune poète. : Pour se conseiller, pour s’aider l’un l’autre, il faut bien des rencontres et des aboutissements. Tout une constellation d’évènements est nécessaire pour une seule réussite.

 

          A. ROUX ; principal adjoint de collège, élu au CA de Education & Devenir.

 
  Je suis particulièrement sensible à cette contribution d’André Roux. Elle me semble, en effet, placer le débat au bon niveau, avec cette alliance de solidarité et de pensée critique propice à nous faire avancer ensemble. Je partage complètement les positions d’André sur la question de l’évaluation et, sans doute maladroitement, c’est à cela que j’appelais dans mon petit livre : une réflexion critique et constructive sur tous les indicateurs d’évaluation au sein des établissements et, plus généralement, au sein de l’Education nationale.
Sur la question des parents, je serai plus radical que lui : c’est justement parce que l’École est “une institution” et non “un service” qu’elle doit avoir une politique à l’égard des familles. “Un service” peut se contenter d’accueillir chaque famille, de l’écouter et de tenter de répondre à ses aspirations le mieux possible ; “une institution”, elle, se doit de mener une action délibérée pour mettre l’ensemble des familles (et pas seulement celles qui se manifestent spontanément) dans une position de partenaires actifs. Cela passe d’abord, à mes yeux, par une vraie politique d’information (et, sur ce point, je trouve que bien des établissements sont encore très déficients, se contentant de réunions rares et bâclées, de circulaires évasives ou peu respectueuses des personnes, de convocations en cas de problèmes graves, sans réflexion sur la déontologie nécessaire et les effets en cascade que l’on déclenche, etc.). Cela passe également par l’organisation de véritables occasions de travail commun avec toutes les familles, sur le projet d’établissement, mais aussi sur les outils de liaison, les procédures d’orientation, etc. Cela passe, enfin, par des actions communes sur des sujets qui concernent les parents et l’école et sur lesquels les uns et les autres ne peuvent être efficaces que s’ils sont solidaires (l’usage de la télévision, le travail à la maison, la lecture, l’autorité, etc.). Il y a vraiment beaucoup de travail à faire pour que, dans “l’institution école”, les parents soient considérés comme des “citoyens” et non comme des “clients”, c’est-à-dire impliqués et entendus comme de véritables co-éducateurs (pour reprendre l’expression de la loi de 1989), au lieu de se contenter de céder à la pression des plus bavards et  des plus interventionnistes. Je sais que, sur ce point, nous sommes d’accord, André Roux et moi, et, je regrette, effectivement, que la lecture de mon livre puisse donner le sentiment inverse...
Reste la question de “l’administration”. D’accord avec André pour dire que bien des personnes, en son sein et à tous les niveaux, ne sont pas du tout dans la posture “anti-pédagogique” que je dénonce et n’ont pas pour objectif d’empêcher les professeurs d’enseigner. Les bonnes volontés individuelles ne sont pas, ici, en question. En revanche, comme je l’avais développé au printemps dernier lors du colloque de l’Association française des administrateurs de l’Education (AFAE), il me semble que s’est développée une “culture administrative” dans l’Education nationale qui surdétermine les bonnes volontés individuelles. Nous assistons, de mon point de vue, à un “effet système” qui est impulsé par un ensemble de textes émanant de “la centrale”, soutenu par un fonctionnement institutionnel hiérarchique (encore très “monarchique”, en particulier au niveau du ministère, des rectorats et des inspections académiques)  et par un exercice de l’autorité souvent déconnecté des finalités de l’institution... Et ces phénomènes sont amplifiés, dans l’imaginaire collectif des enseignants, par le fait qu’ils se sentent “mal aimés” et ont le sentiment que la gestion du système l’emporte sur ce qui leur paraît essentiel... Tout cela était, sans doute, inévitable en raison de l’extraordinaire “explosion scolaire” que nous avons eu à gérer ; les grands “administrateurs” qui s’y sont employés étaient particulièrement généreux (j’ai employé dans Le Monde de l’Education, l’expression “conflit de générosités” pour désigner ce malentendu entre “réformateurs” et “professeurs”). Mais je suis convaincu que ce temps est fini et qu’il faut, aujourd’hui, réfléchir à des changements forts dans les rapports entre les “cadres” de l’éducation et les “professeurs” : c’est là un grand chantier à mes yeux, et sur lequel Education et devenir a déjà apporté de belles contributions. Il faut, je crois, s’y atteler de manière encore plus volontariste.