Grammaire en débat

Nouveau site : http://www.educationetdevenir.fr/  

 

 
bullet Grammaire française en quatre pages par l'imprimerie à l'école C. Freinet
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Nouveau « bouc émissaire » à châtier, selon G. de Robien  : La grammaire  ! E. Charmeux

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Rapport BENTOLILA. Au service de quoi ? de qui ? P. Frackowiak

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Analyse du rapport Bentolila par Eveline Charmeux

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Témoignage d'un directeur d'école

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Que penser du rapport Bentolila par Pascal Bouchard

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La grammaire au rapport par Sylvain Granserre

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Grammaire : le cancre du ministre Olivier Blond-Rzewuski

   

 

Après la lecture, la grammaire ?

 

Le socle commun de connaissances et de compétences

Le ministre de l’Education nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche a présenté [au conseil des ministres] une communication relative au socle commun de connaissances et de compétences.

 

La loi du 23 avril 2005 d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école prévoit que " la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ". L’acquisition par tous les élèves des compétences de base est en effet une condition nécessaire à l’égalité des chances.

Le Haut Conseil de l’éducation a formulé des recommandations quant au contenu du socle dans un rapport remis au ministre de l’éducation nationale le 23 mars 2006.

-  La définition du socle commun se réfère au projet de cadre de référence du Conseil de l’Union européenne en matière de "compétences-clés pour l’éducation et l’apprentissage tout au long de la vie ".

-  Ce socle s’organise en sept compétences-clés conçues comme une combinaison de connaissances, de capacités et d’attitudes à mettre en œuvre dans des situations concrètes : maîtrise de la langue française, pratique d’une langue vivante étrangère, compétences de base en mathématiques et culture scientifique et technologique, maîtrise des techniques usuelles de l’information et de la communication, culture humaniste, compétences sociales et civiques, autonomie et initiative des élèves.

-  L’acquisition de ce socle de connaissances et de compétences sera évaluée à l’école primaire puis au collège. Des programmes personnalisés de réussite éducative seront mis en place au bénéfice des élèves qui ne satisferont pas aux exigences requises.
-  La formation des enseignants, qui va être rénovée, prendra en compte la mise en œuvre du socle. Elle tiendra compte du fait que la maîtrise de la langue française relève de la responsabilité de chaque enseignant. Les programmes de l’école primaire ont été révisés afin d’éliminer les méthodes d’apprentissage de la lecture génératrices d’échec. Le chantier de la rénovation de l’enseignement de la grammaire sera très prochainement ouvert, avec le retour à des leçons d’apprentissage des règles.* Il en sera de même pour le calcul.

L’intégration dans le socle des connaissances des compétences sociales et civiques permettra la mise en place d’un parcours civique de l’élève fondé sur des valeurs, des savoirs et des pratiques. Une note de vie scolaire sera instituée au collège à la prochaine rentrée et prendra en compte les aptitudes en la matière.

Le projet de décret définissant le socle commun de connaissances et de compétences sera prochainement transmis pour avis au Haut Conseil de l’éducation.

12-04-2006 12:14

 

* C’est nous qui soulignons.

 

Grammaire française en quatre pages par l'imprimerie à l'école

Célestin Freinet

http://www.freinet.org/pef/gra4page.htm

 

La technique de travail traditionnelle est tout entière basée sur la leçon faite par le maître, étudiée ensuite dans le manuel, avec la plupart du temps des résumés appris par cœur et des devoirs d'application.

C'est une méthode de travail. Elle a aujourd'hui fait ses preuves. On connaît les quelques avantages qu'elle présente : avec un minimum d'initiative et de don de soi, mécaniquement, en suivant les manuels, n'importe quel instituteur peut l'administrer, même sans faire le long apprentissage de l'Ecole Normale.

Mais on a toujours hésité à en divulguer les inconvénients et les dangers parce que critiquer ce que l'on ne peut ou ne sait remplacer, c'est dénigrer et que dénigrer est toujours une position difficile et dangereuse.

Nous qui savons où nous allons, nous pouvons nous payer l'audace de dire que la technique traditionnelle des devoirs et des leçons, que nous critiquerons en détail dans une autre opuscule, présente, parmi tant d'autres tares, celle de n'avoir qu'une efficience extraordinairement réduite.

L'instituteur fait une leçon, la plupart du temps sans conviction ni chaleur, car il n'y a rien qui use plus et qui déforme comme de pontifier sans cesse. Il est prouvé aujourd'hui que, à de très rares exceptions près, et sur quelques sujets seulement, l'enfant écoute rarement avec tout son être. La passivité n'est pas son fait. Il se donne à l'éducateur tout juste assez pour éviter la punition ou l'échec à l'examen pendant que le meilleur de son être continue à suivre la ligne vitale de ses intérêts profonds et de ses besoins. Avant même que la psychologie ait dévoilé ce dédoublement mortel pour l'école, les pédagogues avaient senti l'insuffisance des leçons doctorales puisqu'ils avaient vu la nécessité de les doubler et de les prolonger par l'étude sur le manuel de cette même leçon. Rabâchage plus fastidieux encore et qui ne donnait quelque rendement que si on en contrôlait scrupuleusement l'exécution par les résumés à apprendre par cœur et les innombrables devoirs d'application.

On peut tricher quand le maître parle ou quand on lit la leçon. Mais un résumé est su ou n'est pas su ; un devoir est fait juste ou faux... Terrible obligation qui empoisonne la vie des écoliers, de ceux surtout, et ils sont l'immense masse, à qui coûte exagérément l'effort de mémoire et de compréhension qui leur est ainsi demandé.

Et c'est ce travail anormal et excédant qui use les générations d'écoliers, les dégoûte du travail et, parfois, hélas ! les fait haïr l'école. Devoirs et leçons sont aussi à la base de tout le système de coercition imaginé par les règlements ou les pédagogues. Il est impossible de travailler avec les enfants dans l'atmosphère de confiance et de collaboration indispensable à toute œuvre d'éducation quand tout au long du jour le maître, livre en mains (car il n'a pas besoin, lui, de savoir par cœur, et ce n'est pas là la moins criante des injustices), contrôle leçons et devoirs. Les punitions sont le complément nécessaire de cette méthode de travail. Ah ! si nous pouvions supprimer dans nos classes toutes les leçons faites ex-cathédra par l'éducateur ; si nous pouvions supprimer toutes les leçons à apprendre, tous les devoirs à faire ! Comme l'école paraîtrait alors, aux enfants et aux adultes, lumineuse et claire ; comme on y travaillerait avec joie, sans aucune hypocrisie, comme la collaboration y serait agréable et combien changerait le rôle de l'éducateur qui vivrait enfin, au milieu d'enfants vivants, au sein de la vraie vie !

Et si l'éducateur ainsi libéré se donnait avec un complet amour de sa tâche ; si les enfants s'épanouissaient enfin dans une école à leur mesure ; si les activités des uns et des autres se donnaient à 100 %, comment le rendement scolaire ne serait-il pas décuplé lui aussi ! Utopie ! Naguère oui, et c'est pourquoi on ne savait alors pousser avec cette acuité la critique du système traditionnel. Notre technique est justement le triomphe de l'activité libre de l'enfant, mais d'une activité à laquelle on a donné un aliment et des possibilités d'expression avec un matériel nouveau, par des formules de travail mieux adaptées aux nécessités de l'heure. C'est ce matériel, ce sont ces formules de travail que nous présentons dans nos brochures. Matériel et formules ont été éprouvés dans des centaines d'écoles populaires ; ils sont fondés pédagogiquement et psychologiquement ; ils ont donné des résultats qui leur ont valu la faveur croissante de tous ceux - éducateurs et inspecteurs - qui les ont examinés.

Un jour prochain, l'école populaire sera vraiment libérée parce que des techniques de vie, d'effort joyeux et de travail efficient auront remplacé triomphalement des méthodes scolastiques qui n'ont plus guère pour elles que l'imposante tradition, accompagnée et soutenue par une foule d'intérêts matériels que nous ne devons pas sous-estimer mais que nous devons moins craindre encore de dénoncer et de combattre.

Nous dirons, dans d'autres opuscules, comment, par notre technique, nous supprimons les leçons de lecture expliquée, les devoirs d'application et autres obligations rebutantes pour faire s'épanouir enfin la véritable initiation française.

Aujourd'hui, nous vous disons :

PLUS DE LEÇONS DE GRAMMAIRE.

 

Nouveau « bouc émissaire » à châtier, selon G. de Robien  :

La grammaire  !

Eveline Charmeux

 

Excellente idée, de la part de Monsieur le Ministre, que de s’attaquer maintenant à la grammaire. Il faut, dit-il « enseigner les règles » ! Comme si on avait cessé de le faire !

La raison de la nouvelle ire du Ministre, c’est que le mot de grammaire est aujourd’hui remplacé dans les textes officiels par le terme « Observation réfléchie de la langue ». Remplacement immédiatement interprété comme « suppression », par des lecteurs bien médiocres (mauvaise méthode de lecture, sûrement !).

Il n’est absolument pas question de supprimer l’enseignement de la grammaire… Bien au contraire.

Mais voyons de près le nouvel ukase ministériel.

 

Les règles de grammaire : quelles règles et d’où viennent-elles ?

La grammaire, c’est écrit dans toutes les préfaces des manuels, a pour objectif d’enseigner comment il faut parler ou écrire, en respectant les règles du français correct[i]. C’est pourquoi elle se propose d’enseigner ces règles aux enfants, pour qu’ils les  mémorisent afin de pouvoir les appliquer quand ils utiliseront le français.

Ces règles, d’où viennent-elles ? En général, on se garde bien de le dire aux élèves — les enseignants n’en savent, sur ce point, pas beaucoup plus, et monsieur le Ministre ne se pose même pas la question !!

Une telle approche pourrait se justifier si la langue était le résultat de règles préétablies ; si, à l’instar de ce que disent les religions à propos des commandements moraux, un être supérieur avait dicté les règles du français à un Élu, afin qu’elles fussent ensuite diffusées et suivies ; il serait alors légitime de les enseigner.

Mais — et il n’est point nécessaire d’être un grand linguiste pour le savoir — les choses ne se sont pas passé du tout comme cela : la langue, que ce soit le français ou n’importe quelle autre langue parlée dans le monde, s’est construite petit à petit, au gré des événements historiques, économiques et politiques vécus par ceux qui l’utilisent, et les règles qui la dirigent sont des  règles de fonctionnement, et non des règles de prescription. Elles sont internes au système qui la constitue et, même si elles sont soumises à des normes sociales (dont l’étude doit faire partie de l’enseignement de la grammaire), elles n’ont rien à voir avec des ordres venus d’en haut ou d’ailleurs .

En fait les choses sont à l’inverse de l’image habituelle : les règles sont un résultat du fonctionnement social de la langue et ne sont point leur origine. Leur enseignement ne peut donc être un préalable à la pratique, mais bien se dégager de l’observation de cette pratique. Inverser les choses ne peut conduire qu’à des incohérences, responsables des résultats négatifs fréquemment constatés.

Reste, de toute manière, la question du comment : on sait qu’un cours et des explications ne permettent pas d’apprendre : seules des recherches, des manipulations, des observations comparées permettent de mettre en mouvement ce que l’on savait ou croyait savoir, et ainsi de construire de nouveaux savoirs, ce qu’expliquent fort bien les programmes officiels de 2002.

 

Que propose la démarche classique ?

Une bonne leçon de grammaire se divise habituellement en deux temps :

* premièrement une leçon, dont le but est de présenter une des règles qui figurent dans le manuel de grammaire en usage dans la classe ;

* deuxièmement, des exercices d’application à effectuer par les élèves. Ces exercices sont de deux sortes : des exercices d’analyse dite « grammaticale », laquelle consiste à placer, en regard des mots d’une phrase proposée, les étiquettes de nature et de fonction qui conviennent aux mots en question ; et des exercices d’analyse dite « logique » où l’élève doit faire le même travail de choix d’étiquettes « nature » et « fonction », mais cette fois sur les propositions qui composent les phrases.

 

La leçon de grammaire et ses deux « exercices-phares » : l’analyse grammaticale et l’analyse logique :

Il faudrait rassurer M. le Ministre : malgré les apparences, — et en dépit des nombreux travaux des chercheurs, notamment INRP, — la démarche n’a pas beaucoup varié depuis cinquante ans (et plus) : il s’agit toujours de faire consommer la règle qui est au menu du jour. Une fois de plus, on demande de « revenir » à ce qui n’est jamais parti !!

Certes, on peut distinguer une démarche ancienne, consistant à commencer par l’explication magistrale du phénomène, que l’on faisait ensuite appliquer par des exercices, et une démarche plus récente et plus active (en apparence), qui consiste à faire pratiquer la règle à travers quelques exercices, pour ensuite faire découvrir ce qu’on veut que les élèves découvrent. Si la seconde semble moins passive, l’esprit d’ensemble de la démarche est toujours le même ; ni découverte effective, ni observation réelle, ni formulation d’hypothèses : rien de scientifique dans tout cela ... il s’agit d’avaler pour dégorger, un point c’est tout.

 

Analysons de plus près l’analyse dite « grammaticale » :

Outre qu’on voit mal en quoi, cet exercice mérite le nom d’analyse (en fait, il s’agit surtout de coller les bonnes étiquettes), l’important ici est de voir les critères utilisés pour effectuer cette prétendue analyse. Or, ces critères, qui sont les mêmes depuis des siècles, ont leur origine dans la Grammaire de Port Royal, qui sert de modèle (sans du reste avoir été toujours très bien comprise[ii].) à la plus grande partie des manuels de grammaire, même si quelques miettes de linguistique sont apparues çà et là depuis vingt ans... Selon cette grammaire, le sens est premier et la phrase est en, quelque sorte, transparente, si bien que pour rendre compte des phrases, c’est le sens qu’il faut interroger ; la nature et la fonction des mots d’une phrase sont définis par ce qu’on comprend dans la phrase : le mot qui exprime une action est le verbe ; le mot (ou le groupe de mots) qui exprime celui qui exécute l’action, est le sujet du verbe ; le mot qui exprime l’objet de l’action est appelé complément d’objet direct ou indirect de ce verbe etc. Tout un jeu de questions sur le sens des énoncés permet de trouver le nom qu’il convient de donner au mot ou groupe de mots considéré : « la poule picore des graines »

Que fait la poule ? elle picore —> picore est le verbe.

Qui est-ce qui picore ? C’est la poule —> la poule est le sujet du verbe.

La poule picore quoi ? les graines —> les graines  est complément d’objet direct du verbe.

Excellente stratégie, dont il est aisé de vérifier l’efficacité.

Imaginons que nous ayons posé à deux personnes la question suivante :

À quelle heure part le train pour Toulouse?”

et que les deux personnes interrogées, après enquête personnelle, donnent chacune les réponses suivantes :

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Réponse 1:“Le train pour Toulouse part à 16 heures

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Réponse 2: “Le départ du train pour Toulouse est à 16 h

Même si l’effet de communication est un peu différent, il est légitime de considérer ces deux réponses comme apportant la même information, qui peut se décomposer ainsi :

* une action, celle de partir ;

* un agent de cette action, le train, auquel est ajoutée une information de direction : Toulouse ;

* une information horaire, 16h ;

Mais la gestion grammaticale de ces données est différente dans les deux phrases :

* dans la phrase 1, c’est l’agent de l’action qui est le sujet du verbe, lequel traduit l’action, et l’information horaire est présentée sous la forme d’un complément de phrase précédé d’une préposition ;

* dans la phrase 2, l’agent de l’action devient le complément d’un nom par lequel l’action est traduite ; cet agent devient le sujet d’un verbe, ici simple copule (sans aucune valeur d’action et encore moins d’état !), chargée d’unir l’information horaire à l’événement, à travers une forme d’attribut prépositionnel du nom d’action.

Si donc, on s’intéresse au sens de ces deux réponses, on n’a aucune chance de pouvoir rendre compte de leurs différences formelles ; ce qu’on fait alors, c’est de la lecture. On peut noter, au passage, que savoir lire, c’est justement être capable de comprendre que ces deux affirmations disent bien la même chose malgré leurs différences. Mais si l’on veut faire de la grammaire, ce sont ces différences de fonctionnement formel qu’il faut étudier, afin de mieux comprendre pourquoi, tout en donnant la même information, elles ne produisent pas tout à fait le même effet.

 

Analysons l’analyse dite « logique » :

Ce deuxième type d’exercice, l’analyse logique, apparaît souvent comme beaucoup plus prestigieux, parce qu’il porte sur des ensemble plus complexes, ce qui, au passage, constitue une preuve de plus de la confusion constamment commise dans les pratiques courantes de classe, entre complexe et difficile.  On note que, au contraire de l’analyse précédente, ce type d’exercice invite pratiquement à ignorer le sens des énoncés, pour proposer une stratégie totalement formelle.

Soit la phrase suivante :

Mon père exige qu'on le laisse tranquille pendant qu'il travaille

La technique généralement proposée en classe (du moins jadis, à l’époque où l’on savait faire de la grammaire !) consistait à

1) compter le nombre de « verbes à un mode conjugué », pour définir le nombre de propositions : ici, trois formes verbales conjuguées, donc trois propositions !

2) délimiter de façon formelle ces propositions, ce qui se traduisait par le tracé d’un trait vertical les séparant. À vrai dire, on ne disait pas trop comment faire pour trouver où il fallait les placer, ces traits : seuls, les « bons » élèves avaient repéré que le bon endroit était en général juste avant un mot commençant par qu -.

Ce n’était pas toujours évident, mais la pifométrie fonctionnait pour les « bons » en question et l’on aboutissait au schéma suivant :

Mon père exige | qu’on le laisse tranquille | pendant qu’il travaille

3) commenter par écrit ce résultat, en donnant la nature et la fonction des propositions repérées, complétées des informations de nature et fonction des mots qui accrochent ces propositions à ce qui précède :

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« Mon père exige » : proposition principale (affirmation difficile à admettre pour beaucoup, car c’est loin d’être l’idée principale !) ;

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« qu’on le laisse tranquille » : proposition subordonnée conjonctive, introduite par la conjonction de subordination que , complément d’objet du verbe de la proposition principale ;

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« pendant qu’il travaille » : proposition subordonnée conjonctive, introduite par la locution conjonctive de subordination pendant que, complément circonstanciel de temps du verbe laisse.

Bien qu’une telle réponse méritât à l’époque une excellente note, elle est, en fait, loin d’être satisfaisante : le complément de « exige » n’est point « qu’on le laisse tranquille » : mon père n’exige point la tranquillité à toute heure ! Le véritable complément du verbe « exige » est toute la fin de la phrase : « qu’on le laisse tranquille pendant qu’il travaille ». Où l’on voit que la phrase n’est point une suite de propositions, mais bien un enchâssement de phrases transformées :

 

 

On voit aussi que le formalisme de l’analyse va jusqu’à fausser le sens, sans pour autant rendre compte du fonctionnement, et sans permettre de comparer les différences qui séparent la phrase que nous venons d’étudier, avec une formulation comme, par exemple :

Mon père exige la tranquillité dans son travail ”.

Décidément, les contradictions ne manquent pas dans les pratiques habituelles ; et l’on comprend le manque d’enthousiasme des élèves comme des enseignants...

 

Question subsidiaire : est-ce que cette grammaire permet au moins de rendre compte de tous les faits de langage en français ?

Eh bien non ! et c’est l’une de ses plus grandes faiblesses. Les exemples « que l’on ne peut pas analyser »[iii]  sont nombreux : par exemple, comment analyser une phrase comme “ Il y a trois ans de cela »  ou « Dix plus cinq égale quinze » ?

Des différences de sens comme celles qui séparent les deux phrases suivantes ne sont pratiquement jamais étudiées dans les manuels :

« Pierre disait, dimanche dernier, qu'il arriverait le soir même » / « Pierre disait, dimanche dernier, qu'il arriverait ce soir » ?

Les critères habituellement utilisés ne permettent souvent pas de comprendre certains types de fonctionnement ; les enseignants savent bien, par exemple, qu’il est quasi impossible de faire comprendre la différence de fonction des adjectifs qualificatifs dans les deux exemples suivants, le premier étant épithète, le second attribut du complément de verbe :

« Pierre a retrouvé sa place habituelle » / « Pierre a retrouvé sa place intacte »

C’est pourquoi, on déclare en général que c’est trop difficile et que ça ne doit pas être au programme de la classe ... Facile, comme échappatoire, non ?

Certaines prétendues règles sont en contradiction avec le simple bon sens : on affirme par exemple, dans la plupart des manuels, que le passé simple traduit une action brève par opposition à l’imparfait qui traduirait une action qui dure. Est-ce bien ce qu’on observe dans les extraits suivants :

Il marcha trente jours, il marcha trente nuits  (il me semble que ça a dû durer !!)

L'orateur faisait une brillante citation lorsque la sirène retentit ; et, juste au moment où la sirène retentissait, la porte s’ouvrit avec fracas”? etc...

Et l’on pourrait ainsi multiplier les exemples... Le bilan n’est pas vraiment positif et l’on est tenté de se demander d’où vient cet enseignement si bizarre et pourquoi il est si bizarre.

 

Peut-on donc imaginer une grammaire qui serve à quelque chose ? À quoi et quelle grammaire ?

Prenons une comparaison : nombreux sont les automobilistes qui conduisent chaque jour leur voiture sans trop savoir ce qui se passe sous le capot. Il est vrai que cela ne les empêche pas de fort bien conduire. Les connaissances en mécanique auto ne sont nullement indispensables à l’utilisation d’une voiture, pas plus que la grammaire ne l’est à l’utilisation de la langue. Toutefois, un conducteur qui ignore tout de son moteur n’a pas vraiment intérêt à s’aventurer trop loin : il risque d’avoir quelques ennuis. On rétorquera qu’il existe des garagistes dont c’est le métier ... Oui, mais devant un client qui n’y connaît rien, la tentation est grande, surtout à notre époque de crise et de difficultés diverses, d’augmenter un peu la facture, sachant que le client sera incapable de vérifier la nécessité des travaux entrepris. En tout état de cause, l’ignorance technique vous livre, pieds et poings liés, au bon vouloir de ceux qui savent. Il en est du langage, comme de la voiture : si je ne sais pas comment fonctionne ma langue, je suis à la merci de ceux qui prétendent le savoir, et ma liberté de citoyen est loin.

C’est pourquoi aux questions posées plus haut, la réponse est nécessairement :

La grammaire ne peut avoir d’autre utilité que de permettre à chacun de comprendre comment fonctionne la langue qu’il parle, afin de donner le maximum de solidité à son pouvoir de communication.

Faire de la grammaire, c’est donc étudier le fonctionnement technologique de l'outil de communication qu'est la langue, afin de mieux maîtriser ce fonctionnement, et d’affirmer sa liberté de citoyen digne de ce nom.

 

On découvre alors  que le nouveau terme d’ "observation réfléchie de la langue", loin de supprimer l’enseignement de la grammaire, lui redonne tout son sens. Il renvoie à deux données essentielles :

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d’une part, à un contenu, qui n’est autre que l’étude du fonctionnement de la langue, et à la compréhension de ce fonctionnement, à chacun de ses niveaux et de ses points de vue, d’où l’absurdité du cloisonnement qui sépare syntaxe, orthographe, vocabulaire, conjugaison ;

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d’autre part, à une démarche dont on sait depuis longtemps, qu’elle est la seule efficace en ce domaine : grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire, relèvent des sciences d’observation, comme la botanique. Il s’agit de découvrir leur fonctionnement par des analyses et des observations comparées.    

On découvre aussi qu’il ne peut plus s’agir d’une discipline scolaire comme les autres. Étudier le fonctionnement de la langue que l’on parle, ce n’est pas du tout le même type de travail que d’apprendre les mathématiques ou l’histoire : pour ceux-ci, le savoir est complètement extérieur à l’élève qui doit acquérir des choses qu’il ignore. Mais étudier sa propre langue, c’est étudier ce que l’on fait déjà : dès que quelqu’un parle, il met en jeu un ensemble de règles, le plus souvent inconscientes, qui se sont dégagées des pratiques qu’il a vécues. Faire de la grammaire, c'est en fait rendre consciente ces règles utilisées sans le savoir. Il n’y a donc pas de savoirs vraiment extérieurs à acquérir ; il y a à théoriser des savoirs acquis de façon inconsciente, ce qui implique la construction de notions et de concepts, difficiles certes, mais, sans qu’il n’y ait, au sens strict du terme, rien à apprendre et, encore moins, à mémoriser. La grammaire, c’est le domaine de la compréhension et de l’intelligence consciente, jamais du bachotage. Elle apparaît donc comme un savoir à la fois non indispensable en apparence, et pourtant absolument nécessaire à l’autonomie de l’individu, donc véritablement subversif : c’est peut-être là l’explication des bizarreries évoquées plus haut, beaucoup moins innocentes qu’on ne pourrait le croire ...  Lecture, grammaire, même combat !

 

Eveline Charmeux. Avril 2006

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[i] Voir la définition que donne de ce mot le “Vocabulaire Grammatical” de Robert Dagneaud Editions SEDES, Paris 1965 : “Ensemble de règles qu’il faut connaître pour parler et écrire une langue conformément aux exigences de la logique et du bon usage” !!

[ii] Voir sur ce point l’ouvrage de Michel Arrivé et Jean-Claude Chevalier (1970) La Grammaire, Klincksieck pages 33 et suiv.

[iii] Ennuyeux, quand on sait qu’une science n’est valable que si elle rend compte du maximum de phénomènes sans laisser de zones d’ombre ...!

Voir aussi : http://perso.orange.fr/avecEvelineCharmeux/grammaire%20orl.htm

Rapport BENTOLILA.

 

Au service de quoi ? de qui ?

 

Pierre FRACKOWIAK

2/12/2006

 

Avant même de l'avoir reçu et lu, on pouvait parfaitement imaginer ce qu'il dirait. Aucune surprise hors la répétition, inlassable mais révélatrice du contraire, que ce rapport n'est pas écrit pour faire un bond de 20 ou 50 ans en arrière. On peut toujours le dire. La réalité est autre.

 

M. BENTOLILA* s'inscrit exactement dans la même logique fondamentale que celle du strict retour au b-a ba. Il a bien compris le message et a produit le rapport** qui était attendu. Il a d'ailleurs eu droit à un traitement particulier: il est rare en effet qu'un rapport commandé par un ministre fasse l'objet d'une campagne médiatique exceptionnelle comme celle qui lui a été réservée, avant même que le ministre ne l'ait reçu. Il est encore plus rare que les sommaires de prochains manuels de grammaire inspirés par l'auteur du rapport soient, dit-on, quasiment déjà prêts.  

 

La nostalgie, l'air du temps, le regard des grands-parents, le drame, insupportable, des parents qui ne peuvent pas faire les devoirs de leurs enfants, le paravent de la terminologie, les illustrations habilement  choisies, la manipulation de l'opinion publique pour imposer une marche arrière terrible au système éducatif, un retour aux pratiques qui avaient fait la preuve de leur insuffisance et qui avaient motivé de nouveaux programmes, des experts qui ne mettent jamais les pieds dans une classe mais qui savent... tout y est comme c'était le cas pour la lecture et comme ce pourrait être le cas pour le calcul.

 

Et ce discours de prédicateur inspiré affirmant devant micros et caméras qu'avec la grammaire de nos grands-mères colorisée d'un peu de main à la pâte, la violence disparaîtra de l'école… Et ces phrases creuses définissant la grammaire comme le cœur de la langue oubliant que l'on peut connaître toute la grammaire par cœur et ne pas savoir parler et écrire pour communiquer… Et ces certitudes martialement assénées… comme si la vérité sortait du puits et que l'exigence du retour en arrière était la voie du salut.

 

L'appel facile à des notions aussi suspectes que "du simple au complexe", que "la progression rigoureuse", que "la grammaire simplifiée préalable aux apprentissages du dire / lire /écrire", etc, devrait   alerter tous les progressistes.

 

En fait, deux points clés mettent bien en évidence la volonté de marche arrière non pas de 20 ou 50 ans mais de 80 ans:

 

1° la référence au simple et au complexe

Cette référence commode pour les conservateurs ne repose sur aucune étude scientifique. On sait bien que le simple scolaire est éminemment complexe puisqu'il n'existe pas et qu'il est le produit de l'intelligence de l'adulte. Le point ou la ligne ou la lettre, ce n'est pas simple du tout. Ce qui est simple c'est une boîte à chaussures qui présente des points, des lignes, des angles, ou un texte qui veut dire quelque chose.

 

2° le retour à la leçon de grammaire conçue comme une leçon de choses  et à la progression rigoureuse

Si la leçon de choses de Jules FERRY a été abandonnée dès la fin des années 60, c'est que malgré sa prétention, elle ne permettait pas ni la construction de notions scientifiques (il s'agissait de mettre des mots sur des choses et d'apprendre des définitions sans les comprendre), ni la réflexion avec la formulation d'hypothèses chère à la démarche scientifique. La leçon classique et la progression rigoureuse posent des problèmes considérables. Commencer l'apprentissage de la langue par des phrases simples "sujet/verbe/ complément" et confiner les enfants de pauvres dans ce type de langage les condamne à ne pas s'en libérer et à ne jamais accéder au langage complexe lié à la pensée nécessairement complexe. L'affirmation de la nécessité de leur  retour traduit par ailleurs un manque de confiance terrible en l'intelligence des enseignants.

 

Le résultat de ces pratiques est connu puisque ce sont celles qui étaient en vigueur  à l'école jusque dans les années 90 et au-delà. L'apprentissage de définitions, l'aisance dans les exercices mécaniques, l'habileté dans les historiques analyses (le sujet et son "qui est-ce qui", le verbe qui "indique l'action", etc) ne garantissent en rien la capacité de maîtriser le langage, de parler, d'écrire, de communiquer. Les programmes de 2002 dont l'ambition était louable rappelaient  que "l'observation réfléchie de la langue doit être un moment de découverte visant à développer la curiosité des élèves et leur maîtrise du langage, et non une série d'exercices répétitifs mettant en place des savoirs approximatifs et l'usage d'une terminologie inutilement complexe."

 

Comme pour la lecture hier et pour le calcul demain, il s'agit de privilégier la mécanique au détriment de l'intelligence, d'installer des prérequis pour des requis remis à plus tard, d'aggraver les inégalités entre les enfants de milieux favorisés qui n'attendent pas l'école pour parler, écrire, lire, penser et les autres.

 

Avant de décortiquer le rapport BENTOLILA, contesté par nombre de ses confrères et par la majorité des pédagogues, posons-nous quelques questions... préalables:

 

Ø      Les programmes de 2002, qui ont été élaborés avec un sérieux que personne ne conteste, qui, dans tous les domaines, ont fait l'objet d'un large consensus, qui ont été signés par tous les ministres successifs depuis 2002, soutenus par l'inspection générale et par les inspecteurs, sont-ils finalement et subitement mauvais?

Ø      Les experts, les inspecteurs, les enseignants consultés dans les groupes coordonnés par Philippe JOUTARD, universitaire, ancien recteur, ancien directeur adjoint de l'évaluation et de la prospective, se sont-ils trompés. Sont-ils stupides?

Ø      Les inspecteurs qui se sont loyalement mobilisés pour expliquer les nouveaux programmes de 2002, aider, accompagner les enseignants ont-ils eu tort d'être loyaux? Devront-ils reconnaître publiquement qu'ils ont eu tort et que, adeptes d'une loyauté changeante, ils jetteront aux orties ce qu'ils ont fait et déclareront qu'ils se sont fourvoyés?  

Ø      La mise en œuvre des programmes de 2002 a-t-elle été évaluée? Par qui? Comment? Quand? Au nom de quoi, déclare-t-on qu'il faut les changer d'urgence?

Ø      Comment les enseignants qui se sont engagés résolument dans la mise en œuvre de ces programmes surmonteront-ils la mise en cause de leur compétence, de leur intelligence, de leur conscience professionnelle?   

Ø      Sait-on que, comme pour bien d'autres domaines, ces programmes ne sont pas encore généralisés, car il faut du temps, de la liberté et de l'intelligence pour mettre au point des pratiques pédagogiques, et que ceux qui les précédaient continuent de sévir et donc de fausser l'évaluation: les mauvais résultats dénoncés sont-ils le fait de l'application des nouveaux programmes de 2002 ou de la persistance des programmes anciens?

 

Certes les documents d'accompagnement n'ont pas été diffusés (pourquoi?), certes la mise en œuvre est difficile (il sera plus facile de faire marche arrière), certes il faudrait un peu de temps pour pouvoir évaluer et réguler, certes, certes... Sont-ce des raisons suffisantes pour cautionner des régressions telles que celles annoncées à la presse par M. BENTOLILA ?

 

Un rapport n'est qu'un rapport. Il n'est pas un texte officiel. Il est donc possible, dans un pays démocratique comme le nôtre, que des pédagogues, des spécialistes non pas de la langue mais des apprentissages, et même des inspecteurs, s'expriment.

 

Faisons-le. Profitons de ce fait qu'il n'est encore que rapport. Posons la question: ne serait-il pas sage de le mettre en débat, d'entendre des avis divergents tout aussi respectables que celui de M. BENTOLILA, de répondre aux questions préalables ci-dessus, de ne pas en faire une circulaire ou un décret dans la précipitation, et  même de ne pas exclure que ce rapport, comme tant d'autres rapports dans l'histoire de l'Ecole, puisse être soigneusement placé dans un tiroir?

 

Accessoirement, demandons à M. BENTOLILA*  au service de quelle idéologie, au service de qui ou de quoi a-t-il transformé ses propres pensées  en programme scolaire et en programme de formation des enseignants… Mais on nous dira qu'il n'y pas d'idéologie dans la grammaire. Ah bon! En écoutant M. BENTOLILA, on est convaincu du contraire…

 

 

 

* [Alain Bentolila aime à se présenter comme au dessus des antagonismes] : "Si l'on en croit les médias, la réflexion sur l'éducation serait l'otage de deux groupes antagonistes persuadés de détenir chacun la bonne réponse pédagogique et la bonne ligne idéologique", [écrit-il dans la présentation des « entretiens Nathan 2006 »]. Il présente ensuite à sa manière les deux camps et se place comme un juge drapé dans sa dignité et sa hauteur de vue au dessus de la mêlée, flattant tous ceux "qui ont mieux à faire que de choisir entre ces deux camps qui, depuis des années, s'insultent et s'accusent mutuellement d'être les fossoyeurs de l'éducation."

Renvoyer les deux camps dos à dos, choisir le chemin le plus haut… Bel exercice! Sauf que sa caricature de ceux que les réactionnaires nomment les pédagogistes est beaucoup plus négative et pernicieuse que le portrait qu'il fait de ces conservateurs "absolument fidèles à un patrimoine culturel et au maintien sans faille des exigences formelles".

“• D’un côté, ceux qui ont l’absolue certitude que la force et la beauté naturelles des textes littéraires, la rigueur et la noblesse évidentes des connaissances suffiront à entraîner l’adhésion de tous les élèves. Fidélité absolue à un patrimoine culturel et maintien sans faille des exigences formelles devraient ainsi suffire à faire entrer de bon ou de mauvais gré dans une culture scolaire que l’on veut immuable et convaincante.

Ce discours de « l’avenir à reculons », empreint d’une grande nostalgie, renvoie le plus souvent à une époque « rêvée » où l’école « aurait tenu son rang », où les élèves restaient à leur place et où les professeurs faisaient strictement leur métier de professeur.

• De l’autre côté, ceux qui veulent imposer à l’école une sorte de « révolution culturelle ». Ceux-là jetteraient volontiers à la mer la littérature classique, l’analyse grammaticale et les règles de l’orthographe, tout cela constituant pour eux les instruments pervers qu’une école uniquement soucieuse de reproduction sociale imposerait afin d’écarter les enfants des classes les moins favorisées. Il faudrait donc préférer les textes de rap à Vigny, de médiocres « textes de jeunesse » à Stendhal et Primo Levi, et le débat débridé à la rigueur de l’argumentation. Dans un souci de communication et de prise en compte de la « culture des jeunes », ces « modernistes » risquent de priver ceux-là mêmes qu’ils veulent sauver des références culturelles qui donnent le goût du beau et du vrai. ”

http://www.nathan.fr/entretiens/Cahier_Entretiens_2006.pdf?action=URL&part=NATHAN2006&page=AC1

 

** RAPPORT DE MISSION SUR L’ENSEIGNEMENT DE LA GRAMMAIRE Alain BENTOLILA, Linguiste (téléchargeable)

 

 

L’improbable galimatias est-il chez les « linguistes en folie, atteints de scientisme naïf »*

ou dans le rapport Bentolila/ Orsenna ?

 

Le rapport remis par Alain Bentolila au ministre mercredi dernier est un véritable morceau d’anthologie.  Trente-trois pages, pas une de moins, aussi surprenantes les unes que les autres.

Le début est particulièrement intéressant.

Quiconque a pu se demander un jour à quoi sert la grammaire telle qu’on l’a enseignée et telle qu’on l’enseigne encore,  — et ils sont assez nombreux — est  totalement rassuré, en lisant ce début du rapport :

 

"La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l’on évoque, même et surtout si le monde ne nous les a jamais présentés ainsi ; elle pare les êtres et les objets de certaines qualités,  même si, et surtout si, nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi.

Si toutes les langues possèdent cette capacité d’aller plus loin que l’œil, c’est parce qu’elles exercent sur les mots un pouvoir grammatical qui ne se contente pas de mettre fidèlement en scène le spectacle du monde. Ce pouvoir grammatical est libérateur : il permet à l’homme d’imposer son intelligence au monde."

 

Pour élégante que soit cette réponse, elle n’en est pas moins inattendue pour un rapport dont on n’attend rien de littéraire, qui devrait être d’une clarté rassurante et tout le contraire de l’ineffable… …

Le premier étonnement passé devant ce lyrisme échevelé, c’est une intense rigolade qui saisit le lecteur devant ce « pouvoir » de la grammaire, qui irait « plus loin que l’œil » !

Que les enseignants qui seront capables de trouver ici les objectif de son enseignement se signalent : ils mériteront une belle médaille de génie d’obéissance… passive.

On est loin de ce qu’on est en droit d’attendre, et plus encore de la définition lumineuse  qu’Emile Genouvrier nous en a donnée il y a environ quarante ans : faire de la grammaire, c’est répondre à la question : une langue, comment ça marche ?

Rien à voir avec un « pouvoir », qui modifierait le regard sur le monde. Faire de la grammaire, c’est, tout simplement, découvrir comment fonctionne la communication, et comment être efficace quand on veut communiquer.

 

Faire de la grammaire, c’est étudier le fonctionnement de l'outil de communication qu'est la langue, afin de mieux maîtriser ce fonctionnement, et d’affirmer, grâce à cette connaissance, sa liberté de citoyen digne de ce nom : un ouvrier qui maîtrise la théorie du fonctionnement de ses outils est un ouvrier plus  libre que celui qui sait seulement les utiliser. 

 

Ici deux rappels sont indispensables :

1)    la langue n’est point un ensemble de règles préétablies, auxquelles il faudrait obéir : nul Dieu ne les a dictées à un Moïse quelconque sur un Sinaï de banlieue. La langue est le résultat de l’usage qu’en ont fait, depuis des siècles, ceux qui la parlent et cet usage n’est repérable qu’à travers les productions langagières de ces sujets parlants. La langue n’existe pas en dehors des productions effectives, orales et écrites. Et ces productions ne sont pas là pour illustrer des règles totalement (et indûment) inventées, mais comme lieu à observer: la grammaire est une science d’observation, comme la botanique ou la géographie.

2)    Les règles de fonctionnement de cet outil ne sont pas seulement linguistiques. Les productions langagières mettent en jeu un système linguistique, certes, dont les caractéristiques doivent être découvertes et théorisées, mais sans jamais perdre de vue que se système est mis en jeu par des sujets parlants qui font entrer en ligne de compte des facteurs psychologiques , dans leur utilisation, et que ces sujets parlants  se trouvent dans un contexte social, qui joue un rôle prépondérant, dans les choix langagiers..

Il ressort de tout ceci, que, pas plus qu’on imaginerait que l’enseignement de la botanique puisse se faire à partir de règles apprises, l’enseignement de la grammaire puisse apparaître autrement que sur les textes déjà lus et/ou produits : on ne peut rendre compte du fonctionnement linguistique d’un texte qu’à partir des conditions psychologiques et sociales de sa production.

 

Dès le second paragraphe de cet étonnant rapport, on a droit à une anecdote et à un véritable délire, mêlant Copernic (je croyais que c’était Galilée…) le soleil et la terre, pour annoncer la définition du verbe. Le verbe, — je suis sûre que vous ne le saviez pas —, devient ici ce qui permet de « ne jamais se borner à la question : qu’est-ce que c’est ? mais tenter d’en affronter une d’un tout autre niveau : Pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ? ( !!??!!)

Les linguistes en folie : où sont-ils ? Vous croyez vraiment qu’il faut se le demander ?

Ajoutons que la phrase qui suit : « En positionnant  « terre »  devant « tourne », il imposait à ses interlocuteurs d’en faire l’agent du procès « tourner ». L’agent et pas autre chose, quelqu’envie qu’ils en eussent » confirme l’ignorance où se trouve l’auteur de la distinction entre l’agent d’un procès, et le sujet du verbe.

Si je dis : « le mouvement de la terre autour du soleil n’a pas toujours été reconnu. . », le procès évoqué dans cette phrase est toujours le même ainsi que son agent : il s’agit bien de la terre qui tourne.

Mais la gestion grammaticale de cet événement est différente.

* Dans la phrase « la terre tourne autour du soleil », l’agent de l’action, celle de « tourner » (du procès, dit le rapport : ne serait-ce pas légèrement jargonneux ?) se trouve être le sujet du verbe.

* Mais dans la seconde phrase, l’action (= le « procès ») n’est pas traduit par un verbe, mais par un nom : « le mouvement », et son agent , « la terre » par un nom complément du premier…

Cette distinction, absolument capitale, c’est au CP qu’on commence à la mettre en place, afin d’aider les enfants à ne pas confondre l’histoire et les mots qui la racontent.

Base élémentaire de la fonction symbolique.

Mais messieurs Bentolila, Orsenna, savent-ils ce que c’est ?

 

Dans ce rapport, on fait aussi d’étonnantes rencontres : des poètes  Paul Eluard, qui se contente de « dire » la terre est bleue comme une orange, René Char, plus énergique qui « affirme » dans la bouche de l’hirondelle, un orage s’informe… et Henri Michaux, qui, de façon très surprenante, se met à « rugir » je vous construirai une ville avec des loques, moi… Très beau ! Mais est-ce que cela éclaire la grammaire ? Que nenni ! On a beau chercher, on ne voit pas bien ce que ça vient faire ici.

Il est vrai que la notion de cohérence textuelle ne doit pas, selon ce même rapport, être étudiée trop tôt…

 

Passons rapidement  sur les propos parfaitement erronés, selon lesquels on aurait abandonné toute progression rigoureuse des notions grammaticales « au profit de la rencontre aléatoire des textes » — il suffit d’ouvrir une de nos grammaires pour s’assurer du caractère mensonger de ces affirmations —

Passons également sur des affirmations hautement fantaisistes selon lesquelles : « sans reconnaissance de l’organisation grammaticale d’une phrase, il n’y a pas de construction du sens » : que je sache, les enfants parlent français, bien avant d’avoir fait de la grammaire !! C’est exactement le contraire : c’est précisément parce qu’ils ont compris, qu’ils peuvent découvrir les moyens grammaticaux qui ont permis de comprendre.

Faire de la grammaire, c’est prendre conscience des règles d’un jeu auquel on joue sans les connaître ! Il est très rare qu’on enseigne la grammaire pour que l’enfant puisse parler ! Quand on lit des affirmations pareilles, on croit rêver….

Oublions le paragraphe de démolition der la grammaire textuelle, comme si on pouvait étudier le fonctionnement du verbe ou de la pronominalisation sur des phrases...!

Pour commenter comme il le mérite ce rapport de 33 pages, il en faudrait le double, tant il abonde en erreurs ou affirmations discutables.

Je me contenterai  de deux exemples parlants (mais il y en a d’autres !).

1)    la notion de pronom personnel.

Pauvre Benveniste ! Il doit encore se retourner dans sa tombe, lui qui, il y a cinquante ans a de façon si lumineuse, démontré le danger pour les enfants d’assimiler les mots JE, TU et IL, comme appartenant à la même famille et méritant le même nom « pronom ».

Si un pronom est un mot qui remplace un nom, seul « il » ou « elle » peuvent être nommés ainsi. JE, TU, NOUS, VOUS, ne remplacent évidemment point de nom. Leur rôle est de désigner, non point une personne, mais « celui qui parle », pour JE, quel qu’il soit ; celui à qui on s’adresse, pour TU ou VOUS, etc. 

D’où la nécessité absolue de donner à ces mots un autre nom que celui de pronom (un terme scientifique  ne doit avoir qu’un seul sens et ne renvoyer qu’à une seule et même notion) Et je peux affirmer que le terme d’ « embrayeurs de conjugaison », proposé par les linguistes , et que nous utilisons depuis des années ne pose aucun problème aux enfants… Au contraire. Quant  aux parents, comme ils sont beaucoup moins bêtes que ce rapport ne semble le dire, il suffit de leur expliquer rapidement cela  — qu’ils comprennent du reste fort bien. L’essentiel étant que très tôt, les enfants aient compris le phénomène de la pronominalisation, clé essentielle de la cohérence d’un texte et donc de la maîtrise du langage.

2)    la notion de compléments circonstanciels

Ici, (et c’est assez amusant), on découvre quelques miettes égarées de linguistique, bizarrement  mélangées à la terminologie habituelle, constituant ainsi un vrai galimatias, plein de contradictions incompréhensibles.

 Le paragraphe s’intitule : « les compléments circonstanciels : les compléments de phrase ». les deux points qui séparent les deux parties du titre signifient évidemment que pour l’auteur du rapport, ces deux expressions sont synonymes.

Erreur grave : complément circonstanciel (au fait, vous êtes sûr que ce n’est pas du jargon, ce terme-là ? Tous les enfants le comprennent ?) et compléments de phrase ne coïncident pas forcément.

Soient les deux phrases suivantes :

P1 : « Pierre va à Paris »

P2 : « Pierre travaille à Paris »

La formule « à Paris » sera considérée dans les deux phrases comme un complément circonstanciel de lieu.

Or, si l’on songe à d’autres langues (l’allemand, par exemple) il est clair que la traduction ne sera pas la même pour les deux phrases. Ennuyeux de considérer comme semblable ce qui ailleurs ne l’est pas, surtout si l’on veut développer chez les enfants, non seulement  la maîtrise de la langue, mais aussi le sens de la relativité du fonctionnement de cette langue. Mais en plus, on s’aperçoit que ces deux mots « à Paris » peuvent être déplacés dans la phrase 2, et ne le peuvent point dans la phrase 1.

Ce dernier est donc un complément du verbe, avec préposition, tandis que le second ne dépend point du verbe, mais joue ici le rôle de complément de phrase.

 

Quelques exemples pour finir sur la terminologie et le jargon.

Voici quelques phrases et leur analyse classique, prétendument simple :

P1 : Pierre a reçu une gifle de son père : si l’on trouve le sujet du verbe en cherchant celui qui fait l’action, pas sûr que ce soit Pierre pour une bonne partie des élèves… Essayez de poser la question aux élèves... ;

P2 : le ciel est bleu : « est » marque ici l’état… Ah bon ? Vous êtes sûr que ce ne serait pas plutôt « bleu » ?

P3 : Il tombe des cordes : le sujet réel du verbe « tombe », est « des cordes »… Ah bon ? Ce sont des cordes qui tombent ? Je croyais comprendre qu’il pleuvait seulement très fort !

P4 : Pierre a privé son fils de dessert :  le groupe « de dessert » est complément d’attribution de « a privé »… Essayez d’en convaincre les gamins ! Vous me raconterez…

Il est vrai que d’autres vont dire : « c’est un complément d’objet second indirect », tandis que « son fils » est un complément d’objet direct…

Vous trouvez vraiment que c’est plus SIMPLE ?

 

Entre ces analyses, qui n’ont rien d’une analyse et qui ne sont que des étiquetages avec des étiquettes mal fichues, et ceux qui vont utiliser une terminologie  cohérente et claire, comme complément de verbe sans préposition, complément de verbe avec préposition, complément de nom (toujours avec ou sans préposition), complément d’adjectif, complément d’adverbe, complément de phrase… etc   qui jargonne ?

C’est la terminologie habituelle qui est du jargon, car elle n’est ni cohérente ni parlante. Par exemple[1], si l’on étudie les relations entre les mots, la terminologie doit être claire, c’est-à-dire, qu’elle doit permettre de rappeler les deux termes qui sont en relation, et décrire autant que faire se peut la notion que cette relation traduit.

Mais surtout, on n’oubliera pas que l’essentiel est que les enfants aient construit les notions  : le nom qu’on leur donne est secondaire, au sens propre du terme, car on a aujourd’hui des raisons de penser qu’en matière de métalangage, le terme technique ne doit apparaître que si la notion correspondante est acquise, sinon, on court le risque que celle-ci ne se construise jamais. 

Et pour finir une jolie anecdote d’Emile Genouvrier dans les années 60.

Il avait pour habitude de commencer ses formations en grammaire par la question suivante :

« Ma grand-mère est partie sur un pédalo » : quelle est la fonction de « pédalo » ?

Embarras réel des stagiaires : complément circonstanciel de lieu ? de moyen ?

Emile Genouvrier avait alors un sourire indéfinissable et nous avouait, après nous avoir laissés pédaler (sic) dans cette choucroute :

« Mais non, ce n’est rien de tout cela : c’est un complément de risques : ma grand-mère ne sait pas nager ! »

Dont acte !

Eveline Charmeux. Décembre 2006


 

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[1] Voir le détail de la terminologie que nous proposons dans les guides de notre grammaire : « La langue française mode d’emploi », publiée aux éditions SEDRAP de Toulouse. (en vente, le CE2, le CM1 et le CM2)

 

  * Allusion à la Chronique de Jacques Julliard dans le Nel Obs du 30/11/06 "Sauver la Grammaire"

Témoignage d'un directeur d'école, enseignant au CM2
 

Ce témoignage, signé mais que nous acceptons de publier anonymement, est révélateur du trouble causé dans les écoles par les procès faits aux enseignants qui ont fait effort pour faire évoluer leurs pratiques dans la perspective de l'amélioration des performances en compréhension et en production de discours et de textes. Sans doute tous les collèges ne sont pas comme celui évoqué par ce directeur… Reste que le malaise créé au niveau du cours préparatoire avec le b-a ba gagne les cours moyens avec la grammaire… et que ce que l'on dit du calcul ne risque pas de l'apaiser malgré la recommandation de l'inspection générale dans son rapport sur la lecture…

 

 

Entièrement d'accord avec Eveline CHARMEUX et Pierre FRACKOWIAK. 

 

Mais comment résister à la pression du "avant c'était mieux" et aux parents qui nous reprochent de ne pas préparer leur enfant au collège où, là, on leur demande d'apprendre mécaniquement et par coeur des règles (que certains ne comprennent pas d'ailleurs) et de les "recracher" telles quelles, à la virgule près, lors d'une interrogation (cas vécu par certains de mes anciens excellents élèves cette année et qui sont plus que jamais dégoûtés du collège et du goût d'apprendre en général ?

 

Comment résister et convaincre ces parents qui nous font confiance que c'est nous qui avons raison et pas certains profs de collège quand on leur met sous le nez un carnet de notes avec des 18 ou 19 sur 20 en expression écrite ou en lecture mais avec  12 ou 10 en grammaire conjugaison parce que le gamin n'est pas capable de "recracher" à la virgule près et dans les termes choisis par le prof ce qu'est une proposition subordonnée relative, une conjonctive ou la différence entre un adjectif épithète et un attribut ?

 

Je sais ça fait sourire mais comment, au quotidien, lutter contre ce harcèlement alimenté par les médias ou certains politiques? Quand (presque) tous les medias se font l'écho de l'urgence de revenir à ce que les parents ont connu, c'est qu'il doit y avoir du vrai!

 

Comment convaincre des collègues qui ont leur enfant depuis peu au collège (brillant en primaire) et qui sont affolés de voir le gouffre qui sépare les méthodes ultra traditionnelles de certains profs et les nôtres ? Comment critiquer ces personnes qui voient leur enfant souffrir au point d'avoir mal au ventre certains jours quand ils ont certains profs ? Comment les convaincre que ce n'est pas aux enseignants du premier degré de se remettre en cause, que ce n'est pas en faisant apprendre par coeur et massivement des règles de grammaire, de géométrie, de maths, d'orthographe qu'ils amélioreront la réussite de leurs élèves et leur donneront le plaisir d'apprendre? Comment leur faire comprendre que ce n'est pas rendre service à leur enfant sauf à lui permettre de plaire au prof et d'avoir de bonnes notes, mais du même coup de "fabriquer des crétins" qui ne réfléchissent plus, n'ont plus d'esprit critique, ne pensent plus qu'à la note qu'ils vont avoir ?

 

Beaucoup sont prêts à se résigner à faire un bond en arrière de 50 ou 80 ans… pour avoir la paix, pour travailler moins car c'est infiniment plus facile de faire du b-a ba ou du BENTOLILA que de réfléchir aux apprentissages de compétences de communication par l'ORL. Et on dira alors qu'ils approuvent…

 

Vaste question je sais, mais on en est là actuellement.

 

Si vous avez une recette, une idée, une piste... je prends.

Que penser du rapport Bentolila ?

 

Pascal Bouchard, journaliste, auteur de "La Grammaire à tâtons" (à propos de l'enseignement de  la grammaire en collège) et de "La Grammaire est un jeu d'enfant" (à propos de l'enseignement de la grammaire au CP-CE1, avec Marie Petaut)

 

 

Le rapport d'Alain Bentolila me laisse très ambivalent. Je dois d'abord préciser que je n'enseigne plus la grammaire depuis plus de vingt ans, j'ai quitté ma dernière classe de collège en 1984, et que je ne suis pas à même de juger des dérives de ces dernières années, souvent dénoncées. Sont-elles réelles ? Je n'en sais rien. Sont-elles plus graves que celles que j'ai connues "de mon temps" ? J'en ignore tout.

 

Les années 70-80 ont été marquées par le souci de "faire profiter les élèves des acquis de la linguistique". L'idée, généreuse, était que des données établies scientifiquement contribueraient à la démocratisation de l'école, alors que la "grammaire bourgeoise" était un démarquage des grammaires conçues pour que l'élite puisse se livrer aux plaisirs du thème latin ! Les résultats n'ont pas été à la hauteur des espérances, et on se souvient des compléments bleus, jaunes ou verts de certains manuels. Croire que la "crise" date de ces dernières années témoigne d'une grande naïveté, et d'une large méconnaissance du sujet.

 

Tout, d'ailleurs, n'était pas à jeter dans ces "acquis de la linguistique". D'une part, la grammaire n'était plus un ensemble de règles qui régissent la langue, j'y reviendrai. D'autre part, les mots étaient vus dans leurs relations les uns aux autres. Nous avions le "groupe sujet", le verbe (en un ou deux mots, plus les éléments du type ne.. pas), "l'attribut" ou le ou les "groupe(s) complément(s)".

 

Immense avantage, ce découpage oblige l'élève à ne pas se laisser abuser par la forme des mots. Ainsi "je vois que le ciel est bleu" ou "je vois le bleu du ciel" ont la même structure, un Groupe sujet, Je, un verbe, vois, et un complément, qui peut être nominal ou contenir un verbe conjugué. Il simplifie aussi le vocabulaire. Il est parfaitement inutile (même pour accorder les participes passés, je le démontrerai à qui le souhaite) de distinguer entre les différents groupes complément.

 

Le rapport d'Alain Bentolila se situe dans cette perspective. Même s'il est moins radical que je ne le suis dans la limitation du vocabulaire technique, il ne retient que l'essentiel, et la normalisation, inévitable, qu'il propose n'empêche pas d'utiliser intelligemment les "acquis de la linguistique". Il commet pourtant, à mon sens, une faute grave contre la logique, puisqu'il met sur le même plan les compléments du verbe, les compléments de phrase (qui sont pourtant des compléments du verbe, la distinction est très artificielle) et les compléments du nom, qui n'ont rien à voir, qui sont parties constituantes d'un groupe sujet, d'un groupe complément ou d'un groupe attribut, et qui peuvent aussi bien être un adjectif, un nom ou un ensemble de mots organisés autour d'un verbe (un pull jaune, le pull de Pierre, un pull qui est jaune…).

 

Je ne rentre pas plus avant dans la critique de la nomenclature préconisée. Je ne suis pas choqué qu'elle mêle les éléments empruntés aux grammaires traditionnelles et aux grammaires modernes. Je lui sais gré d'avoir brisé un tabou des linguistes, qui s'interdisaient de décrire les mots par le sens, et qui ne voulaient se référer qu'à la forme. Mais je ne suis pas certain qu'elle soit cohérente.

 

Alain Bentolila commet à mon sens une autre faute, il ne dit pas ce qu'est la grammaire. Deux conceptions s'affrontent. Pour certains, la grammaire est un ensemble de règles qui régissent la langue. En quelque sorte, elle précède la langue, celui qui parle ne parle que parce qu'il connaît la grammaire et se plie à ses exigences. Mais comme cet ensemble normatif est difficilement conceptualisable, les règles sont "confirmées" par des exceptions.

 

Pour d'autres, dont je suis, la grammaire donne à quelqu'un qui pratique déjà une langue, et en a une connaissance acquise en suçant le lait maternel, les moyens de réfléchir à cette pratique, de passer d'une connaissance implicite à une connaissance explicite, et d'explorer tous les possibles. Pour le dire en cuistre, de passer de l'axe syntagmatique  (l'axe horizontal, l'axe du déroulement du discours) à l'axe paradigmatique (l'axe vertical, celui de la conjugaison, et de toutes les variantes possibles).

 

Les propositions d'Alain Bentolila n'induisent pas le retour au "Bled" et à tous ces manuels pour qui il n'y a jamais qu'une seule solution à une question posée, celle qui résulte de l'application de la règle, et de préférence telle que l'a déjà mise en œuvre un écrivain dont le prestige écrase l'enfant. Mais elles ne l'interdisent pas. Elles préconisent, en faisant référence à "La main à la pâte", des leçons actives de grammaire, des manipulations de la langue "sur l'axe syntagmatique", mais sans le dire, sans garanties sur leur finalité, sans réflexion sur leur valeur.

 

LA GRAMMAIRE AU RAPPORT

 

Sylvain Grandserre – Maître d’école

 

Si un rapport officiel mériterait actuellement de retenir toute l'attention de la communauté éducative, c'est bien celui sur les conséquences de la réforme de la lecture que l'Inspection générale de l'Education nationale a remis au ministre il y a peu (8/11/2006). En effet, on y apprend (?) que les maîtres et maîtresses « déstabilisés », tant mis en cause depuis un an, « travaillent avec un grand sérieux et prennent à cœur leur mission» et ce malgré le "trouble préjudiciable" ressenti par tous, parents compris ! A tel point d’ailleurs qu'il est recommandé  de rassurer ces derniers et de « conforter l’action des professionnels de terrain » ! Ainsi, ceux qui interprétaient l’an dernier l’inversion des véhicules mis sur le toit comme le signe manifeste d’une « épidémie de dyslexie » auraient pu faire preuve pour un temps de discrétion. Malheureusement, c'est sans tenir compte de ce sévère rappel à l'ordre que le ministre  reçoit, médiatise et exploite un autre rapport, relatif à l'enseignement (?) de la grammaire celui-là, rédigé par deux professeurs des universités  linguistes, Messieurs Bentolila et Desmarchelier, et un académicien renommé, Erik Orsenna.

 

Avant tout, faut-il réagir à l’agitation de ce nouveau chiffon rouge, dont-on ne sait plus s’il a pour but de nous énerver ou de nous distraire (tant qu’on parle de ça, on ne parle pas d’autre chose…) ? Certainement, car comme le dit Pierre Frackowiak, il est encore temps de s’opposer à ce qui n’est pour l’instant qu’un simple rapport. Il faut bien sûr distinguer ce que contient ce document de l'utilisation que sera certainement tenté d'en faire le ministre. Toutefois, comme il l'a lui-même dit lors de son allocution du 29 novembre 2006, "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement". C'est sans doute pour cela que le rapport commence par une formule dont la clarté invoquée échappera peut-être à certains esprits obscurcis : " La puissance créatrice de la grammaire distribue des rôles aux êtres et aux objets que l'on évoque, même si - et surtout si - le monde ne nous les a jamais présentés ainsi ; elle pare les êtres et les objets de certaines qualités même si -et surtout si- nos yeux ne nous les ont jamais montrés ainsi". Sous ce vernis lyrique, à plusieurs reprises étalé en couches plus épaisses qu’opaques, apparaît rapidement la vétusté des considérations et des représentations.

 

Cette approche suspecte est confirmée quand on apprend que la référence majeure de cet exposé reste ce qui vient de se faire... en lecture ! A l'heure où, contre l’avis des enseignants, formateurs, cadres et chercheurs, seuls quelques intégristes syllabistes soutiennent encore cette croisade, un tel aveu d'archaïsme n'augure rien de bon. Il faut dire qu'Alain Bentolila, membre de l'Observatoire National de la Lecture, père de la méthode "Gafi" (que les babistes rangent dans les méthodes globales malgré un récent « carnet de syllabes » bien opportuniste !), étonnamment discret depuis un an - eu égard à son rang de spécialiste - dans les débats sur les injonctions ministérielles contradictoires, a préféré se placer au-dessus de la mêlée, renvoyant dos à dos "utopistes modernistes" et "passéistes nostalgiques"*, même s'il ne daigne pas offrir à ces derniers une tribune inespérée lors des journées qu'il organise…

 

Mais, au-delà de ces considérations, ce qui saute aux yeux de tout lecteur du document est l'absence totale de références aux pratiques de classe et aux travaux de la recherche. Sur quelles bases, quelles observations, s'appuie cet exposé ? Les enseignants ont-ils seulement eu le temps de mettre en place les programmes de 2002 et de généraliser l'observation réfléchie de la langue qui effraie tant les rédacteurs du rapport ? Quid de la formation continue qui permettrait de faire évoluer les démarches d’apprentissage ? Quelles enquêtes leur permettent d'affirmer que l'enseignement de la grammaire a connu les mêmes "dérives" que celui de la lecture ? Qu'est-ce qui autorise, s'agissant de notre travail quotidien,  à parler de "renoncement", de "répétition à l'identique" ou de "sacrifice inconsidéré" ? Comment a-t-il été constaté la disparition de programmations quand on sait la place qu’elles occupent parfois de manière névrotique chez certains ? Quelle preuve a-t-on d'une pratique "aléatoire" soumise au seul hasard des textes rencontrés ? N’apprendrait-on rien de la vie sous prétexte qu’elle ne se présente pas dans un ordre convenable ?

 

Devant l'absence de réponse, ce document semble plus refléter l'opinion de ceux qui l'ont rédigé qu'un état des lieux sérieux et vérifiable des pratiques scolaires. Du coup, sont assénées des démonstrations peu concluantes comme celle qui figure en introduction et qui prétend qu'une élève trouve une bonne réponse scientifique "grâce à la grammaire", parce que "le verbe l'a emporté sur le substantif" ! Il est aussi affirmé que la violence des jeunes aurait pour seule origine leur incapacité à mettre leur mal en mots, comme si la souffrance allait disparaître sitôt exprimée en bon français. De la même manière, que vaut cet éloge de la "grammaire de vérité" quand on sait les multiples usages pervers qui peuvent en être faits, de la publicité à la propagande en passant par la manipulation des foules ? La linéarité recherchée par un chemin qui va du simple au complexe est effectivement un rationalisme d’adulte qui ne prend en compte ni les ruptures qui attestent d’un apprentissage ni la vision que peut avoir de tout cela un élève pour lequel rien n’est plus difficile que de faire un travail dont il ne comprend ni le sens ni l’utilité.

 

L'itinéraire emprunté par les auteurs devient franchement marécageux quand ceux-ci préconisent un retour aux "leçons de grammaire". Impossible pour eux d'ignorer quel amalgame provoquera cette appellation dont l'origine mériterait d'être contrôlée. Tout le monde comprend que c'est une référence à l'école du passé, ce paradis perdu d'où nous aurions été chassés par ces durs rêveurs de « pédagogistes », ces épandeurs d’une « idéologie folle » tant redoutée par le grand vizir du tout sécuritaire. Les auteurs peuvent toujours essayer d'expliquer par la suite que ces leçons de grammaire doivent ressembler aux "leçons de choses" qui elles-mêmes s’inspireraient des activités, pourtant bien différentes, de l'opération "main à la pâte", une fois encore le mal est fait et le doute est jeté, comme d'habitude désormais, sur les pratiques des enseignants. Cette approche est d’autant plus regrettable que le français, à l’oral comme à l’écrit, ne s’emploie pas en appliquant des règles comme un cuisinier le ferait avec une recette ! Eveline Charmeux le rappelle, cette normalisation, pour un individu comme pour la langue elle-même, est le résultat d’une pratique, d'un fonctionnement.

 

A l’école primaire, l’intérêt de la grammaire se limite pour l’essentiel à comprendre comment fonctionne notre langue pour mieux l’employer. C’est une logique similaire à celle d’un entraîneur de football qui s’appuierait avec ses joueurs sur les subtilités de la règle du hors-jeu pour mieux combiner les attaques ou renforcer sa défense. Dès lors, y a-t-il beaucoup à ajouter à la grammaire en quatre pages de Célestin Freinet, si ce n’est l’arrivée de l’enseignement des langues étrangères en élémentaire (à défaut d’espéranto) et la possibilité ainsi offerte de comparer leur fonctionnement respectif ?

 

Bref, ce rapport qui fait du bruit tant il est creux, navigue entre envolées poétiques (il n'y a qu'à lire la définition de la mission de la grammaire : "mettre les mots ensemble afin que cette réunion ordonnée, cette solidarité organisée transcendent la successivité des mots égrenés [...]") et réponses à l’encaustique construites sur du ressenti plus que sur des observations.  Bien sûr, on notera la volonté de clarifier la terminologie employée mais qui sait si cette simplification ne sera pas une normalisation de plus qui s’ajoutera aux autres. Dès lors, tous ceux qui rêvent de passer par-dessus bord les tentatives d'évolution pédagogique prendront ce rapport comme marchepied.

 

D'ailleurs, pour qui en douterait, il suffit de se référer au discours du ministre, prononcé le 29 novembre 2006. Lui non plus ne s'embarrasse pas de références puisque sa "conviction" lui suffit ! On apprend ainsi que l'Education nationale ne se donne pas les "bons moyens d'enseigner la grammaire" (que l’on prévienne d’urgence le responsable !) puisqu'elle souffre d'une "perte de rigueur et d'efficacité" rendant "impossibles les automatismes" ce qui est le "résultat d'une idéologie qui voudrait que l'on apprenne sans effort" ! Rien que ça !  Il fournit rapidement des informations sur l'identité des coupables : "certains pédagogistes" (Luc Ferry ou François Fillon qui nous ont demandé d’appliquer ces dangereux programmes ?). Cette analyse est d’autant plus mensongère que chacun sait qu’il est bien plus facile de dispenser des leçons du haut d’une estrade en s’en tenant à une progression qui ignore ceux à qui elle croit s’adresser, que de mener de véritables séances d’observation réfléchie de la langue où la sollicitation et la stimulation sont bien plus élevées pour tous. Ah, s’il suffisait de faire des leçons bien ordonnées pour que les élèves progressent ! Jusqu’où ira ce fantasme de l’enfant programmable ?

 

Après les couleuvres de la lecture à avaler, voici l’amer à boire de la grammaire… Une fois encore, la planche est savonnée par ceux qui trouvent que l’on ne monte pas assez vite ! Pendant ce temps,  nous ne menons pas les nécessaires réflexions –telles que les propose par exemple dans son dernier ouvrage Philippe Meirieu - sur les équilibres aussi essentiels que difficiles à trouver entre projets stimulants  et entraînements structurants, découverte et formalisation, dynamique collective et besoins individuels. En attendant, l’école continuera d’avancer à cloche-pied, cahin-caha, sans même savoir où elle va.

  

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Grammaire : le cancre du ministre...

 Olivier Blond-Rzewuski,

Professeur des écoles

 

 

Enseignant dans des classes de cycle 3 depuis plusieurs années, en zones d’éducation prioritaire, je souhaiterais témoigner de mon expérience en ce qui concerne l’apprentissage de « l’observation réfléchie de la langue », à l’heure où les programmes de 2002, qui demandaient d’enseigner ce que l’on pourrait appeler une « grammaire de l’implicite », semblent remis en cause par un rapport qui invite à revenir à la « grammaire de l’explicite »[1].

Dans l’esprit d’une grammaire de l’explicite il s’agit d’apprendre des règles que l’on ignore, de « maîtriser les outils de la langue que sont le vocabulaire, la grammaire et l’orthographe pour pouvoir [ensuite] lire, comprendre et écrire des textes »[2]. Une telle grammaire se veut progressive (aller du « simple au complexe », être donc prescriptive ou descriptive), spécifique (pratiquer la fameuse « leçon », cloisonnée des autres domaines d’étude de la langue) et systématique (nécessitant une appréhension mécanique et répétitive)[3].

Au contraire, pratiquer une grammaire de l’implicite consiste à faire émerger des règles que l’enfant utilise sans le savoir. C’est reconnaître que le savoir grammatical n’est pas extérieur à l’élève mais intérieur (un peu comme les règles d’un jeu que l’on jouerait depuis longtemps), donc qu’il n’y a rien à « apprendre » à strictement parler, que l’étude de la grammaire n’est pas un préalable à la pratique de la langue mais qu’elle est le prolongement de la lecture et la « source naturelle »[4] de la production d’écrits. Une telle grammaire se veut explicative (rendre compte de l’intelligence de la langue), observation réfléchie (nécessitant une démarche hypothético-déductive) et évolutive (ce n’est pas un système figé).

Le ministre de l’éducation nationale, en s’inspirant du rapport Bentolila, instaure une fois de plus la défiance familles/école et sous-entend qu’il faut revenir aux « méthodes d’autrefois » tout en fustigeant les « pédagogistes fumeux » (c’est son expression[5]) responsables de ce que nos enfants ne savent plus rien de la langue française ! Outre le fait que ses propositions ne semblent tenir compte ni de l’histoire de l’école (pourquoi aurait-on remis en question les vieilles méthodes si elles étaient si efficaces ?) ni de la réalité de terrain (car en l’occurrence très peu d’enseignants pratiquent véritablement l’ORL[6] et les leçons de grammaire n’ont jamais été abandonnées) et ne prennent appui sur aucun travail scientifique étayé (lire le rapport Bentolila, qui ne confronte aucune des nombreuses études sur le sujet mais se contente d’un cours magistral sur ce qu’est la grammaire d’après son auteur), c’est aussi sur le plan pratique que l’on peut en contester l’efficacité...

 Devenir maître d’une classe de CM2 « vierge de toute formation » donne l’avantage (l'inconvénient pour les élèves-cobayes !) de pouvoir appliquer l’enseignement que l’on a soi-même reçu d’instituteurs héritiers de la troisième république, sans aucun scrupule ni aucune arrière-pensée. En effet, trois mois avant le concours de recrutement des professeurs des écoles j’étais encore immergé, et ce depuis neuf ans, dans l’étude de la philosophie (et plus précisément de la philosophie des mathématiques), bien loin de toute préoccupation pédagogique, peu au courant de ce qui se faisait et se disait alors en matière d’enseignement, ignorant tout de la psychologie de l’enfant et de la structure de sa scolarité, si ce n’est par ce que j’avais vécu moi-même étant jeune, avec pour seule compétence la soif d’enseigner. Au mois de juillet j’étais admis au concours sur liste complémentaire et deux jours avant la rentrée (2000) j’étais nommé dans une école du XVIIIème arrondissement de Paris réputée « difficile ».

Dans pareille situation que faire, sinon ressortir ses vieux cahiers, répéter l’enseignement subi auparavant, appliquer les prescriptions de ses souvenirs les plus marquants ? C’est ainsi que je pratiquai, auprès d’une population majoritairement issue de l’immigration non francophone, la fameuse « leçon de grammaire », m’inspirant des vieux manuels mis à ma disposition. Suivant leur plan, je savais que tel jour j’aborderais telle notion, devant venir avant ou après telle autre, avec une présentation du thème, une illustration, une leçon puis des exercices systématiques. La leçon était à apprendre pour la séance suivante, elle devait être restituée mot pour mot, et une petite évaluation était proposée à l’issue d’un contrôle purement « récitatif ». Les élèves (bien sages finalement, quand on pense à ce que je leur infligeais) ingurgitaient les leçons, bien souvent sans en comprendre grand chose, et quelques uns progressaient tant bien que mal suivant une courbe chaotique, ne voyant pas bien à quoi tout cela servait (mais qu’à cela ne tienne ils auraient la « révélation » plus tard, pensais-je). Je faisais mon travail avec application, soucieux de ma classe, de sa réussite, répétant inlassablement la même litanie, repassant derrière chacun pour ré expliquer ce qui n’avait pas été compris, différenciant autant que possible, questionnant les notions, avec le soucis omniprésent de leur entrée en sixième.

Bien entendu, l’assistance de quelques conseillers pédagogiques au cours de l’année me permit de rectifier quelque peu mon enseignement et d’adopter finalement la méthode de l’explicite telle qu’elle est préconisée aujourd’hui par le rapport Bentolila : manipuler des phrases décontextualisées (des séances de littérature), sur des créneaux horaires spécifiques nommés « grammaire », l’observation de récurrences entraînant l’élaboration de leçons devant être apprises par cœur, tout cela suivant un itinéraire préalablement tracé, allant « du simple au complexe », selon une logique tout à fait rationnelle mais tout à fait externe aux élèves. Il est à noter d’ailleurs que de telles pratiques étaient générales dans l’école que je fréquentais (donc quoi de neuf dans les fameuses recommandations ?), que l’ORL entre autre n’avait de réalité que le nom, que les manuels utilisés (comme dans de nombreuses écoles) étaient antérieurs à 1989 (!). On considérait alors que la maîtrise de la grammaire était une condition de la maîtrise de la langue, qu’elle était un préalable indispensable à une écriture de qualité et à l’accès au sens des textes. De même qu’une certaine mouvance dans les écoles de musique et dans les écoles de sport considérait que l’apprentissage du solfège et du revers étaient une condition de possibilité de la pratique d’un instrument ou du tennis, de même la grammaire permettait de devenir « écrivain » et « lecteur ». Si l’on se trouvait tous d’accord pour dire que l’apprentissage fastidieux de cette discipline passait par des « méthodes actives », nécessitant manipulations et expérimentations, il n’en demeurait pas moins que la leçon (au sens dogmatique du terme) et la pratique d’exercices systématiques étaient considérés comme indispensables et que l’esprit demeurait le même qu’auparavant : la grammaire comme extérieure au sujet, condition de possibilité de la maîtrise de la langue.

 

 Mais voilà. Aujourd’hui je suis le cancre du ministre : j’ai complètement renoncé à la fameuse « leçon » (dans toute sa spécificité) et aux exercices systématiques (type Bled ou Guion)... Je ne vais pas du « simple au complexe » (parce qu’il n’y a rien de plus compliqué que le simple !), je considère mes élèves comme des lecteurs et des « écrivants » avant qu’ils ne connaissent l’analyse grammaticale… Et s’il est vrai que j’ai une « progression » (ce terme reste à définir !) elle n’a rien de « rigoureuse » même si j’y réfléchis avec rigueur : celle-ci va de pair avec les lectures que je choisis, que mes élèves croisent, avec les problèmes rencontrés dans leurs productions d’écrits et, sans être « aléatoire » (pour reprendre les termes du rapport), elle n’est pas pour autant strictement ordonnée : elle offre un espace de liberté à un esprit qui ne se construit pas de façon linéaire...

Pourquoi un virage aussi radical ? D’une part par souci de respecter les programmes de 2002, qui énoncent que l’ORL « doit être un moment de découverte visant à développer la curiosité des élèves et leur maîtrise du langage, et non une série d’exercices répétitifs mettant en place des savoirs approximatifs et l’usage prématuré d’une terminologie inutilement complexe », précisant que « les connaissances acquises dans les séquences consacrées à la grammaire sont essentiellement réinvesties dans les projets d’écriture » et invitant à « examiner des productions écrites comme des objets qu’on peut décrire » ; d’autre part du fait que j’ai pu constater l’inefficacité des méthodes antérieures : malgré mon investissement et la qualité d’écoute de mes élèves, je ne parvenais ni à les faire progresser à la hauteur de mes espérances, ni à les passionner pour la langue française, ni à me donner goût pour mon métier. Les résultats aux évaluations d’entrée en 6ème étaient bien médiocres et leur capacité à réinvestir les règles apprises en production d’écrit ou en lecture très faible. Les « exercices systématiques » étaient rapidement réussis, mais relevaient du conditionnement plus que de l’apprentissage ; les règles élaborées ne permettaient pas de répondre aux préoccupations des apprenants-lecteurs-écrivains ; les savoirs obtenus étaient artificiels…  

Je m’interrogeai alors : quand et comment un élève découvre t-il les règles de grammaire ? Que se passe t-il dans son esprit lorsqu’il les appréhende ? Qu’en fait-il ? A quoi ça lui sert ?

Mes lectures « pédagogistes » me permirent de préciser ces questions : si l’on reconnaissait que la grammaire ne précède pas la langue mais qu’elle est l’intelligence de la langue ; qu’elle n’est donc pas prescriptive mais explicative ; qu’elle est une science d’observation au même titre que la botanique[7] ; qu’elle nécessite, dans une perspective constructiviste, pour être un apprentissage digne de ce nom, une démarche hypothético-déductive ; que la connaître c’est se libérer de toute emprise ; alors quelle place restait-il pour la fameuse « leçon »[8] ? Pour les exercices systématiques ? Pour la progression « du simple au complexe » ? Pour son étude détachée de tous les autres domaines de la langue (et surtout de la lecture et la production d’écrit) ?

 

Je me rendis compte de la complexité immédiate de la langue (exigeant de rentrer « de corps » dans son étude) en même temps que de l’importance des connaissances implicites des élèves dans ce domaine - même chez ceux pour lesquels le français était une langue seconde (et jamais une langue « étrangère »[9]) – et leur difficulté à les conscientiser. La fameuse « leçon » ne correspondait pas à la nature de la discipline enseignée, il y avait un décalage entre le fond et la forme.

Je pris conscience que les productions d’écrits, les lectures et les paroles des élèves étaient le terreau de la grammaire et non les fleurs qui en sortent ou les herbes folles qui y poussent.

Je découvris donc que la grammaire française était ce qui permettait de comprendre la structure d’une langue vivante ; qu’elle vivait par cette langue et pour cette langue (et non l’inverse : la langue par la grammaire et pour la grammaire) ; qu’en tant que prisme pour comprendre la langue elle permettait de se libérer du carcan mécanistique ; qu’en ce sens elle était plus qu’importante et ne devait pas être négligée[10]. La véritable grammaire devait être au service des élèves et non les élèves au service de la grammaire. Je fis donc mien ces propos d’Evelyne CHARMEUX :

La grammaire ne peut avoir d’autre utilité que de permettre à chacun de comprendre comment fonctionne la langue qu’il parle, afin de donner le maximum de solidité à son pouvoir de communication.

Faire de la grammaire, c’est donc étudier le fonctionnement technologique de l'outil de communication qu'est la langue, afin de mieux maîtriser ce fonctionnement, et d’affirmer sa liberté de citoyen digne de ce nom.

On découvre alors  que le nouveau terme d’ "observation réfléchie de la langue", loin de supprimer l’enseignement de la grammaire, lui redonne tout son sens. Il renvoie à deux données essentielles :

 

- d’une part, à un contenu, qui n’est autre que l’étude du fonctionnement de la langue, et à la compréhension de ce fonctionnement, à chacun de ses niveaux et de ses points de vue, d’où l’absurdité du cloisonnement qui sépare syntaxe, orthographe, vocabulaire, conjugaison ;

- d’autre part, à une démarche dont on sait depuis longtemps, qu’elle est la seule efficace en ce domaine : grammaire, orthographe, conjugaison, vocabulaire, relèvent des sciences d’observation, comme la botanique. Il s’agit de découvrir leur fonctionnement par des analyses et des observations comparées.     

Mais étudier sa propre langue, c’est étudier ce que l’on fait déjà : dès que quelqu’un parle, il met en jeu un ensemble de règles, le plus souvent inconscientes, qui se sont dégagées des pratiques qu’il a vécues. Faire de la grammaire, c'est en fait rendre consciente ces règles utilisées sans le savoir. Il n’y a donc pas de savoirs vraiment extérieurs à acquérir ; il y a à théoriser des savoirs acquis de façon inconsciente, ce qui implique la construction de notions et de concepts, difficiles certes, mais, sans qu’il n’y ait, au sens strict du terme, rien à apprendre et, encore moins, à mémoriser. La grammaire, c’est le domaine de la compréhension et de l’intelligence consciente, jamais du bachotage. [11] 

Ce qui modifia mes pratiques. C’était finalement la manipulation seule et l’observation qui permettaient d’acquérir de l’aisance avec la langue, par des transformations de textes (en changeant le temps ou les personnes), des collectes de phrases, l’écriture de plagiats…

La spécificité n’avait plus lieu d’être puisque les transpositions de textes permettent de travailler de front l’orthographe, la conjugaison et la grammaire, mettant en évidence le rôle du verbe, des pronoms, des déterminants, liant intimement l’étude du fond et de la forme. La leçon n’avait plus aucun sens, supplantée par des moments de synthèse, très ponctuels, au cours desquels on fait le point sur les éléments abordés implicitement lors des transformations de textes, des collectes et des observations de productions d’écrits. On établit alors ensemble un bilan des notions découvertes, en se mettant d’accord sur un langage commun de désignation. La synthèse prend la forme d’une « règle » élaborée par les élèves, qui n’aura pas à être apprise par cœur (puisqu’elle est alors « sue » au moment de son énonciation[12]) mais permettra d’expliciter l’implicite, de « conscientiser les règles du jeu », accroissant la liberté des élèves. « Il ne s’agit pas de savoir parler de la langue, de la décrire mais il s’agit de comprendre son fonctionnement avant d’en nommer les divers éléments »[13].

La progression cessait d’être rigide, cela n’étant pas contradictoire avec une structuration réfléchie des apprentissages (surtout pour des élèves dont le français est la langue seconde), faisant découvrir le présent avant le passé simple et privilégiant la reconnaissance du sujet et du verbe avant celle de la subordonnée relative ou de l’essentielle de lieu. Toute l’habileté pédagogique réside alors, pour reprendre le mot de P. Meirieu, dans « la ruse »[14] : par les objets proposés aux élèves, par les supports amenés, par les projets élaborés, s’adapter aux besoins des élèves, à « l’ordre des idées », et rendre accessibles certaines règles indispensables à l’utilisation fine de la langue. Le choix des textes est fonction de la notion que l’on souhaite leur faire étudier et des projets d’écriture. Le conte permettra de découvrir l’usage de l’imparfait tandis que le journal intime favorisera le présent, le dialogue le discours direct et indirect, la poésie le groupe nominal, etc.. Mais l’on voit tout de suite les limites d’une telle « progressivité », malmenée par les problèmes rencontrés dans la production d’écrits ou les lectures des élèves, souvent imprévisibles.

La systématicité quant à elle ne résidait plus que dans la succession de moments forts : lire, écrire, dire. Lecture de texte, transposition orale et écrite, travail collectif sur les textes, les phrases, les mots, collectes sur un cahier des éléments grammaticaux, production d’écrits.

Finalement, le plus difficile à comprendre dans toute cette histoire, c’est que l’on critique des méthodes qui n’ont quasiment jamais été mises en application dans les classes. Combien d’enseignants (qui font au demeurant leur travail fort consciencieusement) déclarent en conférence pédagogique l’inefficacité de l’ORL et le bienfait des « anciennes méthodes » alors qu’ils n’ont jamais abandonné ces dernières, qui leur donne si peu de satisfac

Il est vrai que maintenir la leçon de grammaire, la grammaire de l’explicite, c’est la solution de facilité pour l’éducateur : il est toujours plus commode de pratiquer une discipline de façon mécanique que critique. Mais c’est aussi tellement plus ennuyeux…

De toute façon, il faut se faire une raison : pratiquer une grammaire de l’explicite, une grammaire de la norme,  c’est s’illusionner en pensant que la langue respecte des règles de l’extérieur et c’est perdre de vue le parler juste ou le parler vrai à force de viser le parler bien. En pensant revenir à la grammaire, le ministre nous en éloigne : normer n’est pas faire de la grammaire, c’est-à-dire progresser dans l’art de communiquer.

Et puis, quel objectif vise t-on in fine ? L’élévation à l’intelligence ou le maintien dans la servitude ? L’esprit poétique et créateur ou uniquement fonctionnel et répétiteur ? On nous dira que ce dernier est la condition d’accès au premier… Sur ce sujet, tirons les leçons de l’histoire. 

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[2] Voir la circulaire n°3 du 18 janvier 2007 : http://www.education.gouv.fr/bo/2007/3/MENB0700097C.htm

[4] Pour reprendre la jolie expression d’Evelyne Charmeux dans son texte « Règles de grammaire ou maîtrise de la langue ? » : http://perso.orange.fr/avecEvelineCharmeux/grammaire%20orl.htm

[6] Observation Réfléchie de la Langue, voir les programmes de 2002 : 

http://www.ac-versailles.fr/ia91/pedagogie/MaitriseLangue/ORL/4pagesORL.pdf

[7] Pour reprendre la comparaison d’E. Charmeux dans son article Nouveau « bouc émissaire » à châtier, selon G. de Robien  : La grammaire  ! , http://education.devenir.free.fr/grammaire.htm

[8] La leçon, qu’elle s’entende comme « ce qu’un élève doit apprendre » ou comme « enseignement donné par un professeur à une classe », a une connotation dogmatique qui laisse peu ou pas de place à la construction des savoirs, à la posture de chercheur de l’élève (donc d’apprenant). Cependant, l’expression leçon de chose renvoie historiquement à des méthodes « actives » où l’élève est confronté à un objet qui résiste à « la toute puissance de son imagination » (pour reprendre une expression de P. Meirieu) et l’invite à « mettre la main à la pâte », c’est-à-dire à se faire un observateur scrupuleux, qui manipule et argumente. Pourtant, cette terminologie passéiste laisse supposer chez ceux qui l’emploient, du moins en ce qui concerne la grammaire, la volonté de revenir à des méthodes qui, pour le moins, n’ont pas fait leurs preuves et invitent à pratiquer une grammaire de l’explicite.

[9] Les enfants n’ayant jamais pratiqué le français intègrent normalement des classes spécialisées. Cela dit, même pour l’apprentissage d’une langue étrangère, on pourra s’interroger sur les méthodes utilisées, étant donné la très faible compétence des français (en anglais en particulier), qui ont pour la plupart reçus un enseignement basé sur les règles grammaticales, enseignées de façon « systématique », « progressive » et « spécifique »…

[10] Pour reprendre l’analogie d’Evelyne Charmeux, certes il n’est pas nécessaire d’être mécanicien pour conduire une voiture [d’être grammairien pour pratiquer la langue française], mais il est préférable d’avoir des notions de mécanique et de dynamique pour ne pas être trompé par son garagiste et pour faire « tenir la route » à son véhicule [des notions de grammaire pour résister aux sophistes, aux rhéteurs, pour se libérer par les mots].

[12] On ne peut s’empêcher de penser ici au Menon de Platon : une telle vision de la grammaire s’inscrit parfaitement dans la conception socratique de la maïeutique, l’enseignant se faisant alors simple accoucheur d’un savoir déjà contenu dans l’élève. Bien évidemment, il ne s’agit pas de considérer que la connaissance de la langue est  simple « souvenir » de notre passage dans le monde des Idées ; mais le savoir grammatical est bien intrinsèque à notre esprit. Apprendre n’est donc pas recevoir du dehors un savoir extérieur, étranger, qu’il s’agit d’intégrer, mais se convertir au sens de « se tourner vers ». En d’autres termes la grammaire n’existant pas en dehors de la langue, elle est bien présente dans tout enfant qui parle.

[13] Voir le livret d’accompagnement du fichier Travailler autrement en grammaire, CDDP de la Marne.

[14] Nombreux sont ses ouvrages qui explicitent ce concept, un aperçu est disponible à la page : http://www.meirieu.com/COURS/cours5.pdf