Notre pays connaît de grandes difficultés
à regarder la réalité en face : un attachement viscéral au national, aux
règles uniformes censées assurer l’égalité de traitement des élèves et
des établissements et une réalité très différente faite de diversité,
diversité extrême qui cache parfois de profondes inégalités. La prise en
compte de cette réalité s’opère lentement ; elle se traduit par un
glissement progressif du centre de gravité du système, mieux orienté
vers les responsabilités locales et leurs acteurs. |
Le
mouvement de décentralisation/déconcentration auquel nous assistons
depuis une bonne vingtaine d’années suscite bien des questions. Ce
mouvement est inéluctable et se poursuivra certainement dans les
prochaines années, même s’il connaît actuellement une pause. Il se
nourrit en effet de trois facteurs qui l’induisent : l’énorme croissance
qu’a connue la population scolaire et, surtout, son extrême diversité
qui ne peut plus être gérée dans l’uniformité centralisée mais dans la
proximité et la plasticité ; la décentralisation du pays, avec
l’émergence des intercommunalités et des régions, qui ont nécessairement
des incidences sur l’administration d’Etat (ex : la montée en puissance
des préfets de région) et, bien entendu, sur l’enseignement devenu une
compétence partagée avec les collectivités territoriales ;
l’affaiblissement de l’Etat central, particulièrement sensible dans le
domaine éducatif, illustré par son incapacité à définir des politiques à
long terme et par un appauvrissement sensible, propices à toutes les
tentations de se défausser sur les collectivités locales…
Les
actes I (1983-1986) et II (2004) de la « décentralisation » ont donc
dessiné un nouveau paysage, qui, au-delà des règles de droit, demeure
mouvant et variable selon les académies et les périodes. Nous sommes
encore à la recherche d’équilibres ! Cette recherche se situe sur deux
plans : quelle articulation entre le national et le local et, au sein
de cette articulation, quelle place pour l’autonomie des EPLE? Quelle
articulation entre les trois acteurs locaux – autorités académiques,
responsables élus, chefs d’établissement et de quelle nature doivent
être les relations entre eux ?
1°/ Quelle
articulation entre la national et le local ? Quelle place pour
l’autonomie des EPLE ?
Notre pays connaît sur ce point de grandes difficultés à regarder la
réalité en face : un attachement viscéral au national, aux règles
uniformes censées assurer l’égalité de traitement des élèves et des
établissements et une réalité très différente faite de diversité,
diversité extrême qui cache parfois de profondes inégalités. La prise en
compte de cette réalité s’opère lentement ; elle se traduit par un
glissement progressif du centre de gravité du système, mieux orienté
vers les responsabilités locales et leurs acteurs.
Deux de ces évolutions méritent d’être questionnées.
Ø
La
première porte sur les modalités de la décentralisation adoptées depuis
1983.
Celles-ci associent trois éléments : la décentralisation territoriale au
profit des collectivités territoriales (construction et entretien des
EPLE ; planification ; gestion des TOS) ; la déconcentration au profit
des autorités académiques (totalité de l’offre de formation ; moyens
financiers globaux ; gestion de personnels) ; l’autonomie des EPLE
(statut de 1985). Si l’on peut tirer un bilan incontestablement positif
de la décentralisation et de la déconcentration, en revanche,
l’autonomie des EPLE est restée orpheline…Il s’agit là d’un défaut
gravement préjudiciable à l’efficacité du système : les travaux
internationaux de Nathalie Mons (« Les nouvelles politiques
éducatives », PUF 2007) montrent que l’autonomie des établissements
scolaires « pèse » plus que la décentralisation dans la réussite des
élèves et, à cet égard, nombre de pays étrangers ont accru
considérablement les marges d’autonomie de leurs établissements, mieux à
même de s’adapter aux caractéristiques de leur public scolaire. Dans ces
conditions, ne faut-il pas s’interroger par exemple sur notre conception
des programmes nationaux (avec cette illusion qu’ils sont appliqués
partout intégralement…), sur notre manie de régenter du sommet tout
l’accompagnement éducatif (au risque de changer sans cesse de
dispositifs et de les multiplier à l’infini, conduisant en outre à des
doublons et concurrences avec les collectivités territoriales…), sur nos
gestions de personnels (qui ne laissent quasiment aucune part à
l’établissement, à l’exception notable des assistants d’éducation…),
etc. Entre ce qui doit rester national et ce qu’il est avantageux de
confier au local, entre le pilotage national et le principe de
« subsidiarité », entre le transfert aux collectivités territoriales ou
le transfert aux établissements, il y a un vaste champ de réflexion à
conduire.
Ø
La
seconde porte sur les modes de pilotage :
de nouveaux modes de pilotage entre les différents niveaux
d’administration sont apparus depuis une vingtaine d’années (projets
d’établissement et d’académie ; contractualisation ; évaluation), avec
des succès divers, sans d’ailleurs faire disparaître les modes
traditionnels, prescriptifs et descendants, qui ont caractérisé si bien
une administration conçue par Napoléon ! Avec peine, une logique de
pilotage par les objectifs et par les résultats s’inscrit dans le
paysage, dont la LOLF est l’exemple le plus typique. Jusqu’où faut-il
aller dans cette logique ? Le « socle commun » tend à substituer à une
obligation règlementaire d’accomplir des tâches une obligation de
résultats qui laisse aux acteurs de terrain le choix des moyens, des
méthodes, des rythmes ? On pressent la difficulté (et on la vit !) :
comment articuler cette obligation de résultats avec des programmes qui
ont plutôt tendance à demeurer ce qu’ils sont (prescriptifs, cloisonnés,
détaillés…). Dans un autre registre, la mise en place, au niveau
académique, des budgets opérationnels de programme (BOP) avec leurs
projets et leurs rapports de performances (PAPA et RAPA) introduit-elle
une nouvelle logique de responsabilité effective des acteurs locaux ? Ou
bien masque-t-elle des processus qui restent technocratiques (par
exemple avec des indicateurs non pertinents. Cf. l’article de Mme
Suzanne Maury : « La LOLF est-elle un bon moyen d’évaluer les politiques
publiques ? », L’actualité juridique, droit administratif, n°25, 14
juillet 2008 p.1366). Vastes problèmes ! Faut-il étendre la logique de
résultats dans le domaine pédagogique avec des évaluations fondées sur
l’acquisition de compétences (référentiels dans l’enseignement
technique, cadre européen de compétences en langues) et dans le domaine
de la formation et de la gestion des personnels (cahier des charges de
la formation des maîtres, statut des personnels de direction…) ? Comment
articuler autonomie des EPLE et évaluation intelligente de leurs
résultats ?
2°/Quelle
articulation entre les acteurs locaux et nature de leurs relations ?
Au
niveau local, nous sommes en face d’un « ménage à trois », condamné de
gré ou de force à s’entendre, dont il s’agit de construire
harmonieusement les relations. Sur ce point, on peut s’arrêter sur deux
questions, parmi les multiples qui se posent.
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La première concerne la frontière entre la pédagogie et
l’administration/finances.
Les chefs d’établissement connaissent bien cette frontière : les
enseignants ont tendance à considérer que la pédagogie est une
affaire réservée dans laquelle « l’administration » n’a pas de
légitimité à intervenir ! La frontière se traduit également entre
les collectivités territoriales et les services de l’éducation
nationale : ces derniers récusent toute « intrusion » des premières,
essayant tant bien que mal de les cantonner au « péri-scolaire »
et/ou au seul financement d’actions. Ne convient-il pas de
s’interroger sur cette ligne de démarcation qui, dans la pratique,
est poreuse : la construction d’un lycée, l’aménagement d’un CDI, la
mise en place des ENT sont-ils totalement étrangers à la pédagogie ?
On peut espérer que non… A une logique de compétences sectorisées
et cloisonnées, ne faut-il pas substituer une logique de compétences
partagées, de coopération entre les acteurs ? Le schéma prévisionnel
des formations et le PRDF, par exemple, sont souvent, semble-t-il,
et devraient être en tout cas une œuvre commune qui associe la
région, le rectorat et les chefs d’établissement tant au moment de
leur élaboration que dans leur mise en œuvre. N’est-il pas aussi
légitime que les collectivités territoriales, qui font un effort
financier considérable pour l’éducation s’intéressent aux résultats
obtenus, cherchent à accompagner la réussite des élèves ? On voit
ainsi se multiplier les projets éducatifs locaux dans les
départements et les régions, se dessiner des politiques
territoriales, fleurir de multiples initiatives plus ou moins
pédagogiques çà et là…N’assiste-t-on pas à un lent déplacement de
la frontière, à une insertion de l’éducation nationale,
traditionnellement très autonome et méfiante à l’égard du monde
local, au sein des politiques territoriales ? Ce mouvement doit-il
se poursuivre et jusqu’où ? Comment déterminer ce qui doit
légitimement être du ressort exclusif des pédagogues et/ou des
établissements scolaires, ce qui peut/doit relever des collectivités
territoriales (ex : santé scolaire ?), ce qui exige une action
concertée (ex : orientation? Gestion des TOS ? accompagnement
scolaire ? Apprentissage des langues vivantes ?…).
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La seconde porte sur la nature des relations à inventer.
L’Education nationale a longtemps été donnée en exemple
d’administration hiérarchique : mécanique descendante avec son
cortèges de règles et de circulaires, acteurs locaux considérés
comme de simples rouages d’exécution… Cette vision était, bien
entendu, caricaturale, et pas seulement parce que les enseignants
dans leur classe bénéficient, quoi qu’on fasse, d’une liberté
pédagogique. Ce système hiérarchique s’est d’abord grippé pour
diverses raisons, puis s’est trouvé miné par la décentralisation du
système. S’il conserve encore de beaux restes, ce mode de relations
entre l’administration centrale et les services académiques ou entre
ceux-ci et les établissements a tout de même fortement évolué
(contractualisation, dialogue de gestion…). Surtout, au niveau
local, les marges d’autonomie des acteurs et le partage des
compétences éducatives obligent les acteurs à définir leurs modes de
relations. Sur le plan juridique, les chefs d’établissement sont
dans une situation de dépendance hiérarchique à l’égard de
l’autorité académique –situation traditionnelle non contestée - mais
aussi – c’est nouveau et plus contesté- à l’égard des responsables
des collectivités territoriales (Art. L. 421-23 du code de
l’éducation : si ce n’est pas un pouvoir hiérarchique, cela y
ressemble fort…). Toutefois, dans la plupart des cas, à cette
relation hiérarchique se substituent des mécanismes de concertation
(groupes de travail, etc.) et de contractualisation , prévus par les
textes, (« contrats d’objectifs » ; « conventions »), voire des
dispositifs d’évaluations. Comment bâtir des relations entre les
autorités académiques et les collectivités territoriales qui ne
soient de rivalité (ou pire : de conflits), mais de travail concerté
et de contrat (on pense par exemple aux conventions qui définissent
les mesures annuelles de mise en œuvre du PRDF) ? Sur quelles bases
établir les « conventions » entre les EPLE et les collectivités
territoriales autour du projet de l’établissement, dans le respect
des droits de la collectivité, de l’autonomie de l’EPLE et des
responsabilités de son chef ? Ne peut-on parvenir à ce que les deux
autorités de tutelle s’entendent sur ce qu’elles attendent et
offrent à un établissement et passent ensemble un unique contrat
avec lui ? Bref, peut-on parvenir à un concert à trois, sans trop de
fausses notes ? |
Dans ce domaine de la décentralisation et de la déconcentration, des
marges de progrès existent pour peu que les acteurs se fassent un
minimum de confiance et fassent preuve d’un peu d’imagination…
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